« Chinese ritual techniques were civilizational techniques, in Marcel Mauss’ sense – they could move across state boundaries. They are portable – like gods, like altars – they can fit in a wooden trunk, or be contained within a talisman kept in a pouch hung around the neck ».
Kenneth Dean
Les vendredi 10 et samedi 11 juin 2016, deux journées de conférences et de discussions à l’Institut Confucius, placées sous la direction scientifique de Vincent Goossaert (EPHE / Paris), ont inauguré un programme associant l’histoire des religions, l’anthropologie et la sociologie. Le but étant de contribuer à une approche transversale et comparatiste de la culture chinoise.
Le thème choisi fut celui de la pluralité religieuse. Le choix de la méthode (le comparatisme) découle de l’approche anthropologique, tout comme de la prise en compte nécessaire des phénomènes contemporains liés à la globalisation. Celui des terrains à comparer (la Chine et l’Inde) appelle encore à quelques précisions. On peut constater que bien souvent le comparatisme vise à envisager un aller-retour entre des données européennes et extra-européennes ; plus rarement, nous semble-t-il, envisage-t-on de comparer directement entre elles des cultures non-européennes. L’expérience tentée propose donc d’envisager la question religieuse dans deux sociétés qui la connaissent depuis des millénaires, en l’occurrence le monde chinois et celui du sous-continent indien. À cette fin, l’option a été prise de ne pas aborder strictement ces thèmes en passant par des questions préfabriquées traversant actuellement la question de la pluralité religieuse dans les sociétés européennes, sociétés qui, à la différence de l’Inde et de la Chine, ne la connaissent pas depuis si longtemps. À différents égards, la comparaison entre l’Inde et la Chine est susceptible de contribuer à une meilleure compréhension des données locales comme des modèles théoriques engagés. Non seulement parce qu’il est manifeste que, dans ces deux aires géographiques et culturelles, des questions identitaires, de hiérarchie sociale, de pouvoir politique, dessinent le canevas de la pluralité en matière religieuse ; mais encore parce que des différences conséquentes expriment de manière contrastive les spécificités réciproques. La conférence introductive de Peter van de Veer a introduit à ces notions en présentant notamment la valeur des usages anthropologiques du comparatisme, qui permet de dépasser les schémas trop rigides en tenant compte de la pluralité des tissus sociaux contemporains. C’est précisément à la prise en compte de cette diversité, analysée par l’observation soigneuse des données de terrains, qu’appellent les contributions de ces deux journées, jetant des passerelles entre les données chinoises et indiennes.
Plusieurs axes thématiques ont été délimités : le pluralisme religieux dans les choix personnels et les affiliations collectives ; le partage des lieux sacrés ; la question de l’homogénéité culturelle et les variations ethnico-locales ; et enfin, le travail rituel envisagé du côté de ses praticiens.
Pluralisme religieux : affiliations collectives et individuelles
Cao Xinyu entreprend une réflexion sur l’héritage de la sociologie weberienne, dont l’influence dans le cadre des études sinologiques et indianistes est notoire. Max Weber dépendait dans une large mesure du sinologue et historien des religions néerlandais Jan Jakob Maria de Groot (1854-1921), savant influent, mais dont l’approche et la compréhension des religions chinoises étaient biaisées par nombre de présupposés inhérents à la science occidentale. À Bangalore Aminah Mohammad-Arif enquête auprès des néo-adeptes de mouvements islamiques (en l’occurrence le mouvement Tablighi Jama’at), (re)découvrant l’islam dans un processus décrit par les acteurs comme une « renaissance », une foi ressentie comme choisie et non seulement héritée ; de là, on en arrive à de nombreuses configurations dans lesquelles les jeunes Tablighi échappent au moule rigide défini par les leaders du mouvement, et font preuve de plus de liberté relative dans leur adhésion que ce l’on aurait pu attendre, et réélaborant les enseignements selon leurs choix personnels. Cette dimension de l’expérience religieuse met l’accent sur l’importance de la prise en compte des trajets individuels.
Lieux sacrés en partage
C’est avec la notion de « terroir rituel » qu’Adam Yuet Chau propose d’aborder la question des pratiques rituelles. Tout comme la nourriture ou la boisson, produites elles aussi par un « terroir », les pratiques peuvent être transposables et délocalisées. Le bouddhisme zen ou tibétain, le christianisme évangélique, l’islam postcolonial, sont par excellence des pratiques globalisées. En contraste, d’autres pratiques sont au contraire ancrées dans des contextes locaux spécifiques. La question de la coexistence de différentes affiliations religieuses dans un même lieu sacré implique, comme le présente James Robson, la négociation de cet espace. Ainsi, l’arrivée du bouddhisme en Chine a transformé la géographie religieuse : les temples bouddhistes se sont implantés précisément là où des cultes et des institutions taoïstes étaient déjà présents ; selon les cas, divers réactions et accommodements ont pu se produire. C’est une situation également contrastée que Maya Burger relève en Inde : l’appropriation ou le partage de sites sacrés conduit selon les cas à des manifestations et des discours d’inclusion ou d’exclusion.
Homogénéité culturelle vs. variations locales ou ethniques
L’approche de Kenneth Dean porte sur les réseaux religieux transnationaux dans le sud-est asiatique. Le cas discuté ici concerne les temples chinois à Singapour : la religion chinoise est transportable, et il est faux de la considérer comme figée sur une tradition ; au contraire, ses systèmes taoïstes s’adaptent, génèrent de nouvelles normes rituelles au sein des groupes communautaires. Mathieu Claveyrolas traite quant à lui des tensions dans l’hindouisme en ce qui concerne la question de l’intégration de l’altérité et de la gestion de la pluralité. Le discours élitiste présentant l’hindouisme comme peu capable de supporter la pluralité religieuse doit être reconsidéré dans les multiples cas de contacts répétés avec d’autres traditions, qui révèlent au contraire une forte capacité à adapter ou intégrer l’altérité, avec une vaste palette de possibles : cohabitation, négociations conflictuelles, syncrétisme, créolisation. Tam Ngo et Peter van de Veer se penchent sur le renouveau du « Spirit Writing » (écriture médiumnique) au Vietnam, en analysant contextuellement cette ancienne pratique mantique renaissante, après plusieurs décennies où elle avait été mise sur la touche. L’émergence d’une nation-état a manifestement remodelé ce phénomène : le désir de communiquer avec les ancêtres défunts s’articule au souhait de nouer contact et de retrouver les personnes décédées durant la guerre ; dans ce cadre, différents usages de méthodes télépathiques ont pu émerger, légitimés en quelque sorte par l’intérêt que les Américains avaient eux-mêmes pour ces techniques spirituelles. Le phénomène tend à prendre l’apparence d’une véritable « guerre psychique », dans le cadre patriotique et nationaliste du Vietnam contemporain.
Spécialistes religieux et répartition du travail rituel
Vincent Goossaert propose de se pencher sur la manière dont la société chinoise du Jiangnan (1850-1950) a géré les groupes religieux (bouddhistes, confucianistes, taoïstes, etc.). L’examen des sources révèle un haut degré d’organisation et de régulation, spécifiant qui pouvait accomplir des performances rituelles et qui ne le pouvait pas. Les systèmes élaborés mis en place peuvent être compris non seulement comme le canevas d’une riche pluralité, mais aussi comme un moyen de limitation des tensions. Le système incluant sur le long terme l’établissement de lien entre les familles peut être comparé au jajman (échange de services entre castes) dans le monde indien. Arpita Roy se fonde notamment sur son travail de terrain dans le Bengale rural pour questionner le pluralisme religieux tel que reflété dans le travail des spécialistes en matière rituelle ; traiter de la relation entre le prêtre (purohit) et le moine (sanyasi), ce qui mène à questionner les modèles de Louis Dumont, sur les tensions entre castes et sectes. Or, la focalisation sur des questions identitaires et d’orthodoxie est une simplification, qui méconnaît le pluralisme et les phénomènes de résilience qui en découle. À partir du monde indien encore, c’est la figure du guru et de la « guruité », que présente Jacob Copeman. Le guru incarne une figure particulière de suggestibilité sociale. La multiplicité et la diversité des affiliations politiques et économiques du guru pointent vers un trait singulier de sa personnalité (guru et anti-guru), articulée avec celle du dévot dans le complexe écheveau de la société plurielle indienne et globale, dans ses implications politiques, sociales et genrées.
Ce parcours collectif en anthropologie a permis de cerner de manière dynamique des axes prometteurs pour l’analyse comparée des données. Les actes de ces journées sont en cours d’édition.
Cette contribution a été relue par Vincent GOOSSAERT.
Suggestion de citation:
VOLOKHINE, Youri (2017). « Religion dans une société plurielle : comparer les mondes chinois et indiens ». In Blog Scientifique de l’Institut Confucius, Université de Genève. Lien permanent: https://ic.unige.ch/?p=996, consulté le 11/22/2024.