Du 3 au 5 octobre 2016, l’Institut Confucius de l’Université de Genève a réuni des psychiatres chinois et suisses dans le cadre d’un colloque consacré à la santé mentale.
Grâce aux conseils du Prof. Norman Sartorius, ancien directeur de la division de santé mentale de l’OMS, quatre éminents spécialistes chinois ont pu être invités : le professeur YU Xin, Directeur de l’Institut de santé mentale de l’Université de Pékin et ancien Président de l’Association des psychiatres de Chine, Mme MA Hong, Vice-directrice du Centre national de santé mentale et Vice-présidente de l’association chinoise de psychiatrie, Mme MA Ning, Directrice du Département de santé publique mentale et Directrice exécutive du Programme national de santé mentale, ainsi que Mme WANG Xun, statisticienne à l’Institut de santé mentale.
Du côté suisse, les participants ont été le professeur Jean-Michel Aubry, Directeur du département universitaire de psychiatrie, Norman Sartorius, ancien Président de l’Association Mondiale de Psychiatrie et Président de l’association pour l’amélioration des programmes de santé mentale, et François Ferrero, professeur honoraire à l’ UniGe, ancien Directeur du Département de psychiatrie et Président de la Fondation du Prix de Genève pour les Droits de l’Homme en Psychiatrie.
Ce compte rendu est rédigé à la demande de l’Institut Confucius. Il présente brièvement une synthèse de quelques points qui ont été abordés, avec l’espoir de permettre aux personnes n’ayant pu être présentes de participer indirectement à cette expérience.
L’une des premières difficultés pour les organisateurs, ici les professeurs YU Xin et François Ferrero était de choisir quelques thèmes dans l’immense champ de la psychiatrie et de la santé mentale entre la Chine et la Suisse. L’objectif était de ne pas se limiter à une approche théorique, mais de privilégier une approche empirique, en nous appuyant sur des cas cliniques concrets. L’idée était aussi de permettre aux collègues chinois de visiter les infrastructures locales, et de partager notre expérience, par exemple sur certains programmes de soins spécifiques que nous avons développés à Genève. Les échanges lors du colloque ont ainsi été complétés par une visite de quelques unités de l’hôpital psychiatrique universitaire à Belle-Idée.
Les présentations ont été faites en anglais, en alternance par les collègues chinois et suisses, en laissant beaucoup de place à la discussion. Je reprends ici quelques-uns des thèmes principaux que nous avons abordés.
Le cadre légal concernant la santé mentale en Chine a tout d’abord été présenté par le professeur YU Xin et Mme MA Hong. Nous avons appris que le pays dispose depuis deux ans d’une nouvelle loi sur la santé mentale, la loi 686, qui va entraîner de grands changements dans l’organisation des soins. Celle-ci demande, par exemple, que les soins soient organisés de façon coordonnée entre les centres hospitaliers et les centres de psychiatrie communautaires. Pour y parvenir, la santé mentale devra être placée au cœur du système de santé publique et, difficulté majeure, nécessitera d’augmenter fortement le budget alloué à la santé mentale. Le système chinois est organisé autour des provinces dont les assemblées décident en particulier de l’attribution des budgets de la santé (quelques aspects de la loi 686 sont présentés dans la conclusion ci-dessous).
La situation légale en Suisse a ensuite été présentée par Me Jean-Jacques Martin. Celui-ci a montré que bien que la Suisse ne dispose pas à proprement parler d’une loi nationale sur la santé mentale, il existe un cadre légal précis dans le Code civil. Les questions de privation de liberté, de soins sous contrainte, de représentation, d’information du patient, de directives anticipées on encore de surveillance et de recours y sont traitées. Par ailleurs, du fait de l’organisation en une Confédération, chaque canton dispose d’une loi sur la santé, avec parfois une loi spécifique pour la santé mentale. Dans ce domaine, la Suisse a signé, comme la plupart des pays, la Convention des Nations Unies de 2006 sur « The Rights of Persons with Disabilities » qui représente une avancée remarquable.
Nous nous sommes ensuite intéressés au contexte historique et développement des services de santé mentale. Ce thème a permis de mieux connaître nos histoires respectives et nos particularités. En introduction, le professeur YU Xin a présenté un film qui retrace l’histoire de la psychiatrie en Chine des origines à nos jours. Le rôle historique joué par certains pionniers venus de l’étranger y était souligné (le premier hôpital psychiatrique a été fondé par un américain en 1898 à Pékin). Le professeur YU Xin a ensuite repris certains de ces éléments historiques, comme la fondation de la Société chinoise de psychiatrie en 1944, ou la période de la Révolution culturelle. Il a présenté les effets dramatiques de cette dernière sur la psychiatrie et les patients souffrant de troubles psychiques, et la fermeture de tous les hôpitaux psychiatriques jusqu’en 1976. Il a montré aussi que dans le domaine des traitements pharmacologiques, la Chine est restée longtemps en marge des avancées scientifiques mondiales.
Au début des années 90, la Chine a ensuite tenté de développer un système de santé mentale communautaire qui n’a pas apporté les résultats escomptés. En 1996, le gouvernement a fait appel à l’OMS pour faire des propositions et dès le début des années 2000, le gouvernement central a commencé à augmenter le budget de la santé mentale. À partir de ce moment, les avancées ont été considérables.
Des recherches basées sur des données épidémiologiques ont été entreprises. Afin de mieux connaître les besoins de la population, une première phase pilote a retenu deux sites, l’un en milieu urbain, l’autre rural. 15 centres de formation en psychiatrie ont été mis en place, ce qui reste modeste pour l’ensemble de ce pays de 1,3 milliard d’habitants. L’objectif premier était d’améliorer le dépistage et les soins des patients souffrant de graves troubles psychotiques, en particulier de troubles schizophréniques. Débuté en 2005, ce programme national de prévention des psychoses a été favorisé par l’introduction dès 2008 d’un système d’assurance pour les soins médicaux. Les données épidémiologiques indiquent des taux de prévalence des psychoses graves, en particulier pour les troubles schizophréniques comparables à ceux d’autres pays, 0,5/100, ce qui représente plus de 6 millions de patients.
Afin d’établir une base comparative entre les deux pays, j’ai tenté de dresser un bref historique de l’histoire de la psychiatrie suisse. J’ai donné quelques chiffres concernant les très importants moyens dont dispose notre pays, en particulier en termes d’offre de soins et de nombre de psychiatres et de psychologues cliniciens. La psychiatrie représente le deuxième groupe de spécialistes au niveau national, juste après les internistes-généralistes, et compte près de 3000 membres. Nos collègues de Chine, bien informés de la situation dans d’autres pays, ont ainsi découvert que la Suisse disposait du plus fort nombre de psychiatres par habitant au monde, avec une concentration particulièrement élevée à Bâle-Ville ou à Genève, où l’on recense plus d’ 1 psychiatre pour 1000 habitants.
Une autre particularité de la Suisse est que son système de soins possède le grand avantage d’être particulièrement décentralisé, chaque canton disposant de son propre ministère de la santé et étant responsable de l’organisation des soins de base à la population. Comme pour d’autres spécialistes, l’accès au psychiatre est facilité et ne nécessite pas de passer par un médecin généraliste.
Nous nous sommes aussi intéressés à la formation des psychiatres. En Suisse, celle-ci a la particularité d’être longue, au minimum 6 ans, et elle a l’avantage rare de comporter depuis les années 60 une double formation en psychiatrie et psychothérapie. Ces questions de formation ont beaucoup intéressé nos collègues chinois, confrontés à la difficile question de la formation dans un pays aussi immense que la Chine. À quels domaines donner la priorité?
Par comparaison, la Chine ne disposait encore que de 400 psychiatres en 1958. Au cours des dix dernières années, elle a réussi à doubler le nombre de psychiatres, passant de 10’000 à 20’000, mais la formation est jugée peu satisfaisante. Elle ne dure que trois ans et n’inclut aucune formation à la psychothérapie. Afin d’augmenter le nombre de psychiatres, les médecins neurologues peuvent obtenir un titre de spécialiste en effectuant une seule année complémentaire. Le nombre de neurologues ayant choisi cette opportunité n’est pas connu. L’une des difficultés majeures semble être d’attirer les étudiants en médecine vers la psychiatrie. Les psychologues cliniciens et les ergothérapeutes sont aujourd’hui au centre du système de soins. Le professeur YU Xin a évoqué un projet visant à allonger la formation à 5 ans afin d’en améliorer la qualité.
Le professeur Antoine Geissbuhler a ensuite présenté son expérience d’enseignement par télémédecine. Le Projet RAFT, pour « Réseau Afrique Francophone pour la Télémédecine », développé à Genève et soutenu par l’UNESCO et l’OMS a permis d’aborder les questions de la mise en place d’un programme d’enseignement à distance susceptible de répondre aux besoins de la Chine. Bien qu’il ne dispose pas encore d’un volet spécifique pour la psychiatrie, ses principes de base semblent tout à fait adaptables. Il permet en effet de proposer des cours interactifs, en utilisant le Web, ciblés sur les médecins et autres professionnels dans une organisation de partenaires mis en réseau et permet aux participants d’interagir directement avec les experts. Des présentations de cas et des supervisions pourraient aussi facilement être organisées (voir : http://raft.netwotk/en). Les développements récents du réseau concernent différents pays d’Amérique latine ainsi que le Népal et le Kirghizstan.
Les participant-es au colloque ont ensuite discuté de l‘organisation des soins à Genève. Deux exemples de programmes spécialisés pour des populations à haut risque ont été présentés: le programme pour troubles psychotiques débutants et celui pour les patients souffrant de graves troubles de la personnalité.
À la fin des années 90, Genève a en effet eu la chance de pouvoir mettre en place une nouvelle organisation des services de psychiatrie. Celle-ci a permis, à côté de la psychiatrie générale communautaire, de développer quelques programmes de soins spécialisés. Les informations sur cette organisation étant disponibles sur le site des HUG, je n’entre pas dans les détails ici. La question était alors de déterminer quels programmes spécialisés permettraient de mieux répondre aux besoins de la population, de l’enseignement et de la recherche. Les thèmes proposés aux autorités ont été les troubles psychotiques débutants, les troubles dépressifs et bipolaires et les troubles graves de la personnalité, ces différents troubles entrainant une mortalité par suicide particulièrement élevée. S’y sont ajoutés deux autres programmes spécialisés, l’un à l’intention des familles, l’autre à l’intention des migrants.
Mmes MA Ning et MA Xun nous ont présenté respectivement les procédures et protocoles utilisés actuellement en RPC, ainsi que leur intégration au niveau des instruments de mesure nationaux. MA Ning a notamment abordé différentes questions d’organisation des soins pour plus de 5 millions de patients souffrant de troubles psychotiques sévères dans un pays qui compte un très faible nombre de spécialistes en santé mentale, 1.65 psychiatre et 3.6 infirmiers en psychiatrie pour 100’000 habitants. Cette situation a plusieurs conséquences : elle impose aux psychiatres de ne s’occuper que de formation, de diagnostic et de supervision des traitements ; elle donne aux médecins généralistes un rôle important dans la prise en soins des patients psychiatriques ; elle amène les membres de la famille à jouer un rôle de « case manager ».
Bien que le projet 686 reçoive des fonds considérables du gouvernement central, le manque de soutien des gouvernements locaux représente un frein. D’autre part, la stigmatisation qui frappe encore les maladies psychiques, les malades et leur famille représente une importante barrière à l’accès aux soins. Le modèle en cours de développement dans toutes les provinces promeut des soins en santé mentale dans la communauté par des équipes multidisciplinaires travaillant en étroite collaboration avec les institutions psychiatriques, les familles, les comités de voisinage et la police.
Comme nous l’ont rappelé nos collègues, un point important permettant de justifier l’augmentation des budgets de la santé mentale est celui « d’améliorer l’harmonie dans la société » en diminuant les comportements violents.
Nous avons aussi entendu le Dr Logos Curtis, qui a présenté le programme pour les personnes présentant une psychose débutante en insistant sur l’importance d’une détection précoce et d’une approche multidimensionnelle, impliquant en particulier la famille. Le Dr Nader Perroud a ensuite présenté le programme pour les personnes souffrant de graves troubles de la personnalité, soulignant en particulier les effets dommageables d’un recours encore trop systématique aux traitements pharmacologiques et prônant différentes approches psychothérapiques validées dans cette indication.
Lors d’une dernière présentation, le professeur Christian Lovis a discuté de la récolte et du traitement des données, notamment le concept de « vérité» à l’ère du big data. Vérité basée sur l’évidence des faits, sur l’approche hypothético-déductive, vérité religieuse basée sur des croyances, vérité mathématique? Du point de vue du prof. Lovis, les mégadonnées construisent une vérité mathématique dans un monde mathématique, ce qui ne rend toutefois pas la réalité plus simple.
La psychiatrie et la santé mentale ne sont que deux défis parmi de nombreux autres que la Chine doit relever. À titre personnel, j’ai été particulièrement intéressé par les efforts entrepris au niveau de la législation et par l’importance accordée à la famille qui, en Chine, a joué historiquement un rôle central dans les questions de privation de liberté afin de procurer une assistance ou des traitements psychiatriques. La nouvelle loi précise d’ailleurs à quelles conditions une hospitalisation peut être décidée malgré tout, sans l’accord de la famille. Ainsi, lorsque la famille s’oppose à l’hospitalisation de l’un de ses membres, il faut alors obtenir un deuxième avis médical, donné par un psychiatre indépendant, seuls les psychiatres étant autorisés à poser un diagnostic de trouble mental. En cas de maintien de l’opposition par la famille, il est prévu une commission chargée d’évaluer la situation de manière « aveugle ». Toutefois, la loi précise le rôle qui doit être joué par la famille : celle-ci doit se préoccuper de ses membres, créer un environnement familial sain et harmonieux et augmenter la conscience de chacun afin de prévenir les troubles mentaux (Article 21). Du point de vue du travail avec les familles, le programme pour familles et couples que nous avons développé à Genève, ainsi que la formation continue universitaire en thérapie de famille, ont particulièrement intéressé nos collègues de Chine.
Il est intéressant de noter que la nouvelle loi comporte différents articles qui ont, je l’imagine, contribué à faciliter l’organisation d’un tel colloque. On peut en effet lire : « L’État encourage et soutient les échanges internationaux et la collaboration dans le domaine de la santé mentale » (Article 12), ou encore : « L’État encourage la recherche scientifique en santé mentale et le développement d’une science médicale moderne, de la médecine traditionnelle chinoise, de la médecine ethnique, et de la science psychologique » (Article 11).
On note également que pour lutter contre les hospitalisations non justifiées et garantir au mieux les droits des patients, les traitements hospitaliers doivent se faire en général sur une base volontaire et des traitements psychothérapiques doivent être proposés à la population.
En résumé, nos collègues nous ont fait partager certaines de leurs préoccupations concernant l’avenir de la santé mentale en Chine que je propose de synthétiser sous la forme de questions: Comment développer des services de santé mentale communautaire et organiser la formation des spécialistes? Quelles sont les meilleures options thérapeutiques pour différents groupes de patients et quelle place donner à la psychothérapie? Comment présenter les demandes au gouvernement dans un langage compréhensible afin d’obtenir une augmentation des budgets? Tout ceci sans perdre de vue une exigence incontournable, ces développements doivent se faire en garantissant un maximum la stabilité sociale.
Suggestion de citation:
FERRERO, François (2017). « Santé mentale en Suisse et en Chine ». In Blog Scientifique de l’Institut Confucius, Université de Genève. Lien permanent: https://ic.unige.ch/?p=988, consulté le 11/21/2024.