Numérique et plurilinguisme : Le cas de l’écriture Dongba

Jue WANG SZILAS

Une journée d’étude consacrée à la « Préservation des langues et cultures en danger, le rôle du numérique et le plurilinguisme : Étude de cas de l’écriture Dongba » s’est tenue en format hybride le 25 avril 2024 à l’Institut Confucius de l’université de Genève. Cet événement a réuni six experts et chercheurs dans les domaines de la linguistique, de la culture et de la technologie. L’objectif principal de cette journée était d’explorer le rôle crucial que joue le numérique dans la sauvegarde des langues et cultures en danger, en s’appuyant sur le cas de l’écriture Dongba. Chaque intervenant a apporté son éclairage sur ce sujet complexe, offrant des perspectives variées et enrichissantes.

Joël Bellassen, inspecteur général honoraire du ministère français de l’éducation nationale et spécialiste de la didactique du chinois, a présenté ses réflexions sur la relation entre la langue et l’écriture à travers le prisme du MOOC Dongba. Il a souligné l’importance de repenser cette relation, à la fois philosophique, linguistique et didactique, dans le contexte des différents types d’écriture, mettant en lumière l’impact potentiel de cette approche sur l’apprentissage des langues et la préservation des cultures en danger. Joël Bellasen a rappelé que l’écriture Dongba ne se limite pas à la simple transcription d’un texte, mais sert d’aide-mémoire et s’appuie sur des variations contextuelles. Il a analysé également l’ambivalence entre deux affirmations saussuriennes : « Langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts ; l’unique raison du second est de représenter le premier » et « Pour le Chinois, l’écriture est une seconde langue ». Pour Bellasen, certaines écritures sont restées en-deçà des écritures phonographiques, elles entretiennent un lien étroit avec la langue par des signes qui analysent et codent le sens. Sur le plan graphique, l’écriture n’entretient plus de lien de transparence phonétique avec la langue orale, elle gagne en autonomie et n’a plus le statut de simple “supplément” à la parole que la tradition occidentale phonocentriste lui a attribué. Le MOOC Dongba, en rompant le lien unissant traditionnellement langue et écriture, éclaire cette question à sa manière.

Yang Fuquan, professeur à l’université du Yunnan et vice-président de l’Académie des sciences sociales du Yunnan, expert en ethnologie et naxiologie, a présenté un état des lieux de la transmission de la culture Dongba et de la langue naxi. Des efforts importants ont été déployés pour préserver ce patrimoine, mais les défis restent nombreux dans un contexte de mondialisation croissante. En matière de recherche, depuis la création en 1981 de l’Institut de recherche sur la culture Dongba à Lijiang (丽江市东巴文化研究院) au Yunnan, d’importants travaux ont été menés permettant d’approfondir les connaissances sur les manuscrits Dongba, telle que la publication « An Annotated Collection of Naxi Dongba Manuscripts » (纳西东巴古籍译注全集). Sur le plan éducatif, des établissements comme l’Université Minzu du Yunnan (云南民族大学) et Lijiang Teachers College (丽江师范高等专科学校) proposent des enseignements en langue et littérature naxi, tandis que certaines écoles primaires, en particulier Baisha Primary School (白沙完小), incluent dans leurs programmes la danse Dongba, la musique Baisha Xi yue (白沙细乐) et la culture naxi. États, ONG et entreprises soutiennent la préservation de ce patrimoine immatériel par des concours et des subventions. Des applications telles que WeChat et TikTok servent également à son enseignement et sa promotion. Cependant, la crise de la transmission et le déclin de la maîtrise de la langue naxi chez les jeunes ont engendré de grandes difficultés pour l’éducation bilingue. La jeune génération, qu’elle soit dans des zones urbaines ou rurales, abandonne progressivement l’utilisation de sa langue maternelle. Pour être compétitif sur le marché du travail, le mandarin devient de plus en plus important, et le putonghua est préféré dans la vie quotidienne ainsi qu’au travail. Même ceux qui reconnaissent l’importance de préserver leur patrimoine linguistique ont du mal à suivre une éducation bilingue, alors que nombre croissant d’élèves issus de différents groupes ethniques dans les écoles rend sa mise en œuvre de plus en plus compliquée. Cette situation n’est pas spécifique à la langue naxi, mais concerne toutes les langues en danger dans le monde. La situation actuelle n’est donc pas optimale et de grands efforts devront être faits à l’avenir pour l’améliorer.

Laurent Gajo, professeur spécialisé en FLE (Français Langue Étrangère) et plurilinguisme à l’Université de Genève, a analysé le rôle du plurilinguisme dans les MOOCs. Il s’est intéressé aux fonctions des langues en contexte d’apprentissage en ligne massive, ainsi qu’aux opportunités et défis pour la préservation des langues minoritaires par le prisme de trois fonctions linguistiques : véhiculaire, constitutive et indexicale. Une prise de recul par le recours à une langue non familière ou une réflexion sur la diversité permet de saisir ces fonctions dans leur usage ou leur mention (c.-à-d. comme objet d’étude).

Dans cette perspective, la place de la langue dans les MOOCs pose un dilemme : si le caractère massif semble privilégier une langue véhiculaire, les technologies permettent de mobiliser une diversité linguistique. Néanmoins, ce plurilinguisme s’exerce souvent via la seule fonction véhiculaire des langues, occultant leur dimension culturelle.

Le sous-titrage d’un MOOC relève d’abord d’un souci d’accessibilité mais soulève aussi des questions amenant à expliciter le contenu ou la posture enseignante. C’est dans les échanges sur les forums qu’apparaissent avec force les enjeux linguistiques. Alors que la plupart des MOOCs privilégient un pôle, celui sur l’écriture Dongba articule usage et mention de manière intrinsèque.

Zihan Li, chercheuse postdoctorale spécialisée dans l’écriture des Naxi a ensuite présenté ses recherches consacrées à la nature et au codage des manuscrits religieux. Elle a discuté du lien symbolique unissant écriture et religion chez les Naxi, offrant un éclairage unique sur cette forme pictographique et ses implications pour la préservation culturelle.

Ainsi, Senjiulujiu, le nom autochtone de l’écriture pictographique naxi, qui signifie « trace sur le bois et la pierre », est souvent associé à des divinités dans la pratique religieuse naxi. Ce lien symbolique suggère le pouvoir surnaturel prêté à l’écriture naxi, grâce à laquelle les religieux produisent leurs manuscrits. Dans les livres rituels, l’écriture ne transcrit pas intégralement les chants, introduisant un codage au sein des textes que seuls les spécialistes peuvent déchiffrer.

Jue Wang Szilas, experte en didactique des langues et cultures avec le numérique, a ensuite discuté de la dimension massive des MOOCs de langues. A partir de trois MOOCs, « Kit de contact en langue chinoise », « Initiation à l’écriture Dongba » et « Didactique du FLE dans une perspective francophone », dont elle est une des auteures, elle a examiné les opportunités et les défis de l’apprentissage en ligne à grande échelle, mettant l’accent sur le potentiel de ces plateformes pour la préservation des langues en danger et la promotion du plurilinguisme.

Jue Wang Szilas a analysé la manière dont la participation de masse se manifeste dans ces MOOC et les possibilités offertes aux apprenants. Cette participation massive, de différents pays et milieux culturels, favorise des échanges dynamiques. Au cours de ses six sessions depuis 2016, le MOOC « Kit de contact en langue chinoise » a attiré 45 000 participant-es inscrit-es provenant de 105 pays différents, 2 934 certificats sous forme de badges ont été décernés pour récompenser leurs réalisations, et 125 certificats ont été remis aux personnes qui ont suivi le cours avec succès. Le forum, géré par un système de tutorat, a permis des échanges riches entre les participants. Par exemple, durant la deuxième session du même MOOC, plus de 5000 fils de discussion ont été créés, avec 62 messages pour le fil de discussion le plus actif. Le plurilinguisme a également joué un rôle crucial en approfondissant la compréhension de la langue et de la culture, créant ainsi une communauté d’apprentissage dynamique et collaborative. Le MOOC Dongba, disponible en quatre langues (français, chinois, anglais et allemand), lancé pour la première fois du 24 avril au 25 juin 2023, a suscité un grand intérêt dans le monde entier. Plus de 2000 participant-es de 80 pays y ont pris part. Parmi eux, plus de 440 ont répondu activement au premier quizz, soit un taux de participation de 21 %, bien supérieur à la moyenne habituelle de 5 à 10 %. À la fin de l’événement, 327 badges ont été attribués, également un taux de réussite très élevé.

Tim Brookes, fondateur du projet Endangered Alphabets, a analysé les avantages et risques liés à la numérisation des systèmes d’écriture minoritaires et autochtones. Si cette méthode est utile pour leur sauvegarde, elle n’est pas neutre d’un point de vue culturel, et elle peut même accélérer la diffusion de représentations occidentales peu soucieuses des spécificités culturelles.

Le terme « digitally underserved » (fracture numérique linguistique) émerge depuis quelques années pour désigner les langues dont les locuteurs ne peuvent écrire dans leur langue maternelle avec des outils numériques, et cela malgré les efforts faits en ce sens depuis plus de 25 ans. Tim Brookes a proposé trois changements clés pour l’écriture numérique. Premièrement, les appareils numériques doivent s’améliorer pour la reconnaissance de l’écriture manuscrite et la compréhension des différentes écritures, en concevant des polices en lien avec les styles cursive et articulée. Deuxièmement, la conception de l’interface utilisateur doit être transformée, s’alignant sur les mouvements naturels de la main plutôt que de s’appuyer sur une saisie atomisée, lettre par lettre. Il est nécessaire de gribouiller davantage et de taper moins, surtout pour les enfants. Enfin, il a évoqué le potentiel de la réalité augmentée (RA) pour combler le fossé entre l’engagement cérébral et physique dans l’écriture, envisageant un avenir où l’écriture numérique s’apparentera à une danse gracieuse du corps et de l’esprit.

Une table ronde a permis aux participants d’interroger les trois intervenants et commenter certains contenus. Ont notamment été abordés les efforts futurs de préservation des langues et cultures menacées, le lien entre langue orale et systèmes d’écriture, la place du plurilinguisme dans les MOOCs, les stratégies pour sauver les scripts en danger. Ces discussions témoignent de l’engagement fort et de l’expertise du public présent sur ces questions cruciales.

En conclusion, cette journée d’étude a créé un espace d’échange et de réflexion sur les défis et opportunités de la préservation de la diversité linguistique et culturelle à l’ère numérique. Les présentations des différents intervenants ainsi que les discussions qui en ont suivi ont enrichi nos connaissances et ont ouvert de nouvelles perspectives sur la question cruciale de l’avenir de notre patrimoine culturel commun.


Cette contribution a été relue par Grâce POIZAT-XIE.

Suggestion de citation:

WANG SZILAS, Jue (2024). « Numérique et plurilinguisme : Le cas de l’écriture Dongba ». In Blog Scientifique de l’Institut Confucius, Université de Genève. Lien permanent: https://ic.unige.ch/?p=1726, consulté le 11/21/2024.


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