Circulation des pratiques et des représentations kinésiques des arts martiaux chinois

[:fr]Pierrick Porchet

Les arts martiaux, désignés par le terme générique de wushu 武术 en mandarin, sont communément décrits comme un art de combat dont l’historiographie chinoise fait remonter la naissance à la dynastie des Zhou (XIe – IIIe siècle av. J.-C.). Le wushu est présent sous des formes et des représentations hétérogènes. Par exemple, on l’observe comme pratique sportive (populaire ou professionnelle), comme rhétorique politique, ou encore dans l’industrie du divertissement par le biais d’un imaginaire mobilisé par la production littéraire et cinématographique. Depuis quelques années, cette présence multiple du wushu s’observe sur de nouveaux supports, tels que jeux vidéo, dessins animés, ou vidéos en ligne. Ces nouveaux objets du wushu présentent une pluralité de référents marqués par l’utilisation conjointe des mouvements du corps et par un modèle explicatif renvoyant à plusieurs types de compréhension du wushu, dont les enjeux diffèrent d’un mode de production à l’autre. Si on les observe à distance, la diversité représentationnelle du geste et des techniques martiales effectuées par les pratiquants ou les personnages d’œuvres de fiction semblent circuler d’un support à un autre, créant, conservant ou dissipant leurs contenus selon des modalités spécifiques, où l’idée même de martialité est convoquée de manière très différenciée.

Dès la fondation de la République populaire de Chine en 1949, les autorités chinoises ont élaboré un discours sur les arts martiaux. Ce discours s’inscrit dans un projet politique où le wushu intègre une dimension patriotique. Par l’intermédiaire d’institutions telles que la « Fédération chinoise de wushu » 中国武术协会 ou la « Faculté des Science du sport » 体育学院, le wushu est repensé dans une perspective moderne où sont formalisées les bases d’une éducation physique par l’établissement de règlements et de préparations physiques (échauffements, hygiène, conceptions gymniques de mouvements, etc.). Cet ascendant politique, qui a conduit à la régulation et l’uniformisation de la pratique en des « formes politiquement correctes »[1], a débouché sur la standardisation des séries de mouvements (taolu 套路) mémorisés par les pratiquants. Le fait que chaque taolu corresponde à une succession fixe de mouvements, que chacun peut apprendre et peut reproduire à l’identique, contribue à créer chez les pratiquants un sentiment d’appartenance au projet national. Ce processus est amplifié par la spectacularisation des arts martiaux et à leur mise à disposition de l’industrie touristique, où les techniques gestuelles deviennent des biens culturels inscrits dans une logique économique. A côté de cette multiplication des mises en scène de la pratique martiale, aussi bien dans le contexte national qu’international, la Chine s’est également investie dans la mouvance patrimoniale, en inscrivant les arts martiaux sur les « listes du patrimoine immatériel chinoises » 国家级非物质文化遗产名录[2] .

Cependant, le wushu est un ensemble de pratiques flexibles qui ne se laisse pas facilement enfermer dans des catégories définies. Comme j’ai pu l’illustrer il y a quelques années dans mon travail de mémoire de master[3], on observe en Chine des situations où des maîtres transmettent indépendamment des institutions leur style de pratique martiale à des élèves de tout âge et de toutes conditions sociales. Dans des cas équivoques, les pratiquants s’opposent à l’institutionnalisation et développent des alternatives à l’idéologie dominante et au système de valeurs qu’elle incarne: les pratiques institutionnelles sont parfois jugées trop sélectives, dangereuses pour la santé ou encore inefficaces sur la plan du combat. Ces tensions sont également perceptibles dans leur rapport aux questions religieuses : des mouvements considérés comme sectaires par les autorités chinoises enseignent les arts martiaux et des techniques de maîtrise du corps et de longévité qui sont en porte-à-faux avec l’idéal scientifique et moral façonné par l’Etat chinois, –ils sont alors fortement combattus[4].

Les domaines d’application des arts martiaux en Chine, que l’on peut regrouper rapidement entre les deux grandes catégories institutionnel et populaire[5], illustrent comment la pratique corporelle peut recouvrir une signification symbolique dans la construction de l’identité chinoise, où se joue un processus complexe de façonnage du corps et de négociation identitaire[6] à travers la pratique martiale. Cependant, si ces deux catégories extrêmement visibles cohabitent dans le paysage culturel chinois, parfois de manière conflictuelle, elles ne constituent pas les seuls vecteurs de transmission. En effet, les arts martiaux sont présents sous d’autres formes et modes de représentation : en premier lieu, un vaste pan est dévolu à la production littéraire, telle que les « Romans de justiciers » 武侠片, style littéraire très populaire où les arts martiaux tiennent une place centrale et qui servent de source d’inspiration pour la création de films et de séries télévisées.[7] A cette production s’ajoute une pléthore d’autres types de productions de l’industrie du divertissement, notamment par l’entremise de jeux vidéo, de dessins animés ou encore de mini-séries diffusées sur Internet.

Si l’image de héros/justicier est un recours narratif récurant, il est aussi un vecteur de transmission de la pratique des arts martiaux. En lisant ces romans ou en regardant ces films, le lecteur/spectateur est invité à imaginer la pratique du wushu durant les scènes de combat. En outre, l’émergence de nouvelles technologies, à travers des forums spécialisés, des réseaux sociaux ou des objets vidéos postés en ligne servent également de voies communicatives entre les pratiquants, non seulement lors de pratiques individuelles, mais également lors de pratiques communautaires. Autrement dit, les gestes servent de moyen de communication entre l’auteur, le lecteur, le narrateur et le narrataire, aussi bien dans les domaines de la littérature et du cinéma que dans d’autres productions culturelles. Ces vastes ensembles contribuent à créer un cadre imaginaire autour de la gestuelle des protagonistes pratiquant les arts martiaux, avec ses codes et ses normes particulières.

Comment rendre compte de cette complexité ? Selon l’anthropologue Marie-Pierre Gibert, il est « plus pertinent d’analyser les pratiques […] non tant dans leur dimension représentative – elles illustreraient quelque chose qui, d’une certaine manière, leur préexisterait – que dans leur dimension performative et générative : elles sont elles-mêmes un moyen de générer, de construire quelque chose : des corps, des regards, des relations, de « l’identité » collective ou individuelle, de la revendication « d’authenticité », de l’exotisme, […] de la transmission du savoir, etc. » [c’est l’auteure qui souligne].[8] L’approche proposée par Gibert nous permet de réfléchir à la nature dynamique des pratiques corporelles en jeu dans l’exécution du geste martial.

Sur ce sujet, les travaux pionniers de Guillemette Bolens sur la corporéité et la kinésie dans le récit littéraire[9] permettent d’explorer ce que Bolens décrit comme la « qualité expressive » et les « éléments communicables » des mouvements du wushu dans leur qualité tangible. La réflexion de Bolens nous invite à penser le mouvement du corps tout d’abord comme un événement moteur produit par un corps vivant. L’exécution des gestes du corps est indissociable des flux sensoriels kinesthésiques. Le concept de kinésie, qui inclut les sensations kinesthésiques, se définit comme une « sensorimotricité en interaction, telle qu’elle peut être perçue, où la réalité neurophysiologique est en lien non seulement avec la réalité gravitaire et toute autre loi de la physique, mais aussi avec les instanciations socioculturelles d’humains réagissant à d’autres humains et au monde qui les englobe. » [c’est l’auteure qui souligne][10]  . En d’autres termes, l’humain possède la faculté de faire sens des événements moteurs qu’il perçoit. Cette faculté, que Bolens appelle l’intelligence kinésique, nous permet de « sémantiser et de comprendre les mouvements corporels, les postures, les gestes et les expressions faciales » [11] et joue un grand rôle dans la façon dont nous interagissons les uns avec les autres.

Le geste est un moyen de communication basé sur la faculté particulière que possède l’être humain de l’interpréter au sein d’un contexte historique et culturel donné. Dans la littérature, mais aussi dans la peinture, le cinéma, et ainsi de suite, le lecteur/spectateur est invité à utiliser son intelligence kinésique afin d’interpréter les « mouvements corporels narrativisés »[12] . La perspective kinésique développée par Bolens m’intéresse car elle me permet d’aborder le geste martial dans son potentiel dynamique de création sémantique lorsqu’il joue le rôle de support pour la communication entre un créateur et un spectateur. Les représentations liées au geste martial ne sont, en effet, pas fixées de manière définitive mais sont constamment ré-agencées à travers la pratique même du geste. Si ces processus analytiques commencent à faire l’objet de recherches plus systématiques[13], il est nécessaire d’y adjoindre d’autres perspectives théoriques et méthodologiques qui permettent d’inclure la médiation technologique et les entités non-humaines, qui jouent un rôle clé dans cette production collective sémantisée.

Pour le faire, je m’appuierai sur les travaux de Basile Zimmermann sur la notion de « circulation » (circulation)[14]. En partant de la célèbre maxime attribuée à Antoine Lavoisier, « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », Zimmermann distingue une réalité physique composée d’un côté d’entités uniques et inaltérables (c.-à-d. qui ne peuvent être perdues ou créées), de l’autre d’entités multiples et changeantes (c.-à-d. qui peuvent être transformées). Il analyse par ce biais la matérialité des objets techniques en Chine, qui accueillent différents contenus d’« ondes » (waves), qui véhiculent des « formes » (forms). A travers la notion d’« empreinte » (shape), Zimmermann discute de la façon dont ces formes peuvent être créées, disparaître ou encore exister à plusieurs endroits en même temps, par les outils des nouveaux médias. Ces formes sont caractérisées par leur plasticité et leurs propriétés polymorphes permettant, à travers leur circulation, la multiplication de leur traitement et de leur échange. Dans le cas du wushu en Chine aujourd’hui, l’utilisation des technologies de l’information a rendu possible de nouvelles habitudes de communication entre les pratiquants, où les mouvements et leurs significations, de façon similaire à des objets de design sont « transportés et transformés lorsqu’ils se déplacent à travers des entités humaines et non-humaines »[15]. Le pratiquant interprète ensuite à sa manière un mouvement qu’il regarde en vidéo, en le modifiant, l’adaptant ou l’ignorant dans sa propre pratique.

Ce cadre théorique permet d’apporter un éclairage renouvelé sur la construction des modes de production des connaissances (pratiques, valeurs et identification collectives et institutionnelles) liés à la circulation des usages et des représentations dans la pratique martiale chinoise.

Cette contribution a été relue par Pascale Bugnon, Ozan Sahin

PORCHET, Pierrick. « Circulation des pratiques et des représentations kinésiques des arts martiaux chinois ». In Blog Scientifique de l’Institut Confucius, Université de Genève. Lien permanent: https://ic.unige.ch/?p=1005, consulté le 03/29/2024.

 

[1] MICOLLIER E., 2007, « Qigong et “nouvelles religions“ en Chine et à Taïwan : instrumentalisation politique et processus de légitimation des pratiques », in : Autrepart, 2, n°42, pp.131. Voir également HENNING Stanley, 1995, « On Politically Correct Treatment of Myths in the Chinese Martial Arts », in: Journal of Chen Taijiquan Research Association of Hawaii, Vol 3, No 2.

[2] A ce sujet, voir BODOLEC Caroline, 2014, « Etre une grande nation culturelle. Les enjeux du patrimoine culturel immatériel pour la Chine », in : Tsantsa, 19, pp.19-30 ; DURAND-DASTÈS Vincent, 2014, « La Grande muraille des contes », in : Carreau de la BULAC [en ligne], kkkpp.1-57, consulté le 20 avril 2015. URL: http://bulac.hypotheses.org/1676.

[3] PORCHET Pierrick, Trois exemples actuels  de discours sur les arts martiaux chinois, Université de Genève, Faculté des Lettres, 2011.

[4] GOOSSAERT Vincent et PALMER David, 2012, La question religieuse en Chine, Paris, CNRS Editions. Voir également DESPEUX Catherine, 1981, Taijiquan, art martial, technique de longue vie, Paris, Guy Trédaniel Editeur et BORETZ Avron, 2011, Gods, Ghosts, and Gangsters (Ritual Violence, Martial Arts and Masculinity on the Margins of Chinese Society), Hawai’i, University of Hawai’i Press, pp.53-54, 122, 146, 150.

[5] Les deux termes sont souvent définis en opposition l’un à l’autre. Ainsi, « populaire » est à comprendre ici comme ce qui n’est pas soumis à des processus institutionnels.

[6] Pour un exemple similaire dans le cas des danses traditionnelles juives, voir GIBERT Marie-Pierre, 2007, « The Intricacies of Being Israeli and Yemenite. An Ethnographic Study of Yemenite “Ethnic“ Dance Companies in Israel », in : Qualitative Sociology Review, Volume III, Issue 3, pp.100-112.

[7] Exemples filmographiques inspirés de ce genre littéraire : Red Cliff  (John Woo, 2008), Police Story (Jackie Chan, 1985), Once Upon A Time In China (Tsui Hark, 1991), Ip Man (Wilson Yip, 2008).

[8] GIBERT Marie-Pierre., 2014, « Façonner le corps, régénérer l’individu, danser la nation », in : Parcours anthropologique [En ligne|, 9, p.211-212.

[9] Voir notamment BOLENS Guillemette, 2008, Le Style des gestes. Corporéité et kinésie dans le récit littéraire, Lausanne, Editions BHMS et BOLENS Guillemette, 2016, L’Humour et le savoir des corps, Rennes, Presses Universitaires de Rennes 2 et BOLENS Guillemette, 2016, « Cognition et sensorimotricité, humour et timing chez Cervantès, Sterne et Proust » In : Françoise Lavocat, Interprétation littéraire et sciences cognitives, Paris, Hermann.

[10] BOLENS Guillemette, 2016, L’Humour et le savoir des corps, Rennes, Presses Universitaires de Rennes 2, p.19.

[11] BOLENS Guillemette, 2008, Le Style des gestes. Corporéité et kinésie dans le récit littéraire, Lausanne, Editions BHMS, p.1.

[12] Ibid, p.1.

[13] Voir par exemple le travail de YU Sabrina Qiong, 2012, Jet Li, Chinese Masculinity and Transnational Film Stardom, Edinburgh, Edinburgh Universitiy Press.

[14] ZIMMERMANN Basile, 2015, Waves and Forms : Electronic Music Devices  and Computer Encodings in China, Cambridge, MA : MIT Press. Voir également ZIMMERMANN Basile et NOVA Nicolas, 2015, « Circulation: a Theoretical Toolkit », in: Design and Culture, Vol. 7, No. 2, pp. 167-184.

[15] Texte original en anglais: « elements are transported and transformed when traveling through human and nonhuman entities.» In ZIMMERMANN Basile et NOVA Nicolas, 2015, op.cit., pp. 167-184, p. 180.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[:en]Pierrick Porchet

Les arts martiaux, désignés par le terme générique de wushu 武术 en mandarin, sont communément décrits comme un art de combat dont l’historiographie chinoise fait remonter la naissance à la dynastie des Zhou (XIe – IIIe siècle av. J.-C.). Le wushu est présent sous des formes et des représentations hétérogènes. Par exemple, on l’observe comme pratique sportive (populaire ou professionnelle), comme rhétorique politique, ou encore dans l’industrie du divertissement par le biais d’un imaginaire mobilisé par la production littéraire et cinématographique. Depuis quelques années, cette présence multiple du wushu s’observe sur de nouveaux supports, tels que jeux vidéo, dessins animés, ou vidéos en ligne. Ces nouveaux objets du wushu présentent une pluralité de référents marqués par l’utilisation conjointe des mouvements du corps et par un modèle explicatif renvoyant à plusieurs types de compréhension du wushu, dont les enjeux diffèrent d’un mode de production à l’autre. Si on les observe à distance, la diversité représentationnelle du geste et des techniques martiales effectuées par les pratiquants ou les personnages d’œuvres de fiction semblent circuler d’un support à un autre, créant, conservant ou dissipant leurs contenus selon des modalités spécifiques, où l’idée même de martialité est convoquée de manière très différenciée.

Dès la fondation de la République populaire de Chine en 1949, les autorités chinoises ont élaboré un discours sur les arts martiaux. Ce discours s’inscrit dans un projet politique où le wushu intègre une dimension patriotique. Par l’intermédiaire d’institutions telles que la « Fédération chinoise de wushu » 中国武术协会 ou la « Faculté des Science du sport » 体育学院, le wushu est repensé dans une perspective moderne où sont formalisées les bases d’une éducation physique par l’établissement de règlements et de préparations physiques (échauffements, hygiène, conceptions gymniques de mouvements, etc.). Cet ascendant politique, qui a conduit à la régulation et l’uniformisation de la pratique en des « formes politiquement correctes »[1], a débouché sur la standardisation des séries de mouvements (taolu 套路) mémorisés par les pratiquants. Le fait que chaque taolu corresponde à une succession fixe de mouvements, que chacun peut apprendre et peut reproduire à l’identique, contribue à créer chez les pratiquants un sentiment d’appartenance au projet national. Ce processus est amplifié par la spectacularisation des arts martiaux et à leur mise à disposition de l’industrie touristique, où les techniques gestuelles deviennent des biens culturels inscrits dans une logique économique. A côté de cette multiplication des mises en scène de la pratique martiale, aussi bien dans le contexte national qu’international, la Chine s’est également investie dans la mouvance patrimoniale, en inscrivant les arts martiaux sur les « listes du patrimoine immatériel chinoises » 国家级非物质文化遗产名录[2] .

Cependant, le wushu est un ensemble de pratiques flexibles qui ne se laisse pas facilement enfermer dans des catégories définies. Comme j’ai pu l’illustrer il y a quelques années dans mon travail de mémoire de master[3], on observe en Chine des situations où des maîtres transmettent indépendamment des institutions leur style de pratique martiale à des élèves de tout âge et de toutes conditions sociales. Dans des cas équivoques, les pratiquants s’opposent à l’institutionnalisation et développent des alternatives à l’idéologie dominante et au système de valeurs qu’elle incarne: les pratiques institutionnelles sont parfois jugées trop sélectives, dangereuses pour la santé ou encore inefficaces sur la plan du combat. Ces tensions sont également perceptibles dans leur rapport aux questions religieuses : des mouvements considérés comme sectaires par les autorités chinoises enseignent les arts martiaux et des techniques de maîtrise du corps et de longévité qui sont en porte-à-faux avec l’idéal scientifique et moral façonné par l’Etat chinois, –ils sont alors fortement combattus[4].

Les domaines d’application des arts martiaux en Chine, que l’on peut regrouper rapidement entre les deux grandes catégories institutionnel et populaire[5], illustrent comment la pratique corporelle peut recouvrir une signification symbolique dans la construction de l’identité chinoise, où se joue un processus complexe de façonnage du corps et de négociation identitaire[6] à travers la pratique martiale. Cependant, si ces deux catégories extrêmement visibles cohabitent dans le paysage culturel chinois, parfois de manière conflictuelle, elles ne constituent pas les seuls vecteurs de transmission. En effet, les arts martiaux sont présents sous d’autres formes et modes de représentation : en premier lieu, un vaste pan est dévolu à la production littéraire, telle que les « Romans de justiciers » 武侠片, style littéraire très populaire où les arts martiaux tiennent une place centrale et qui servent de source d’inspiration pour la création de films et de séries télévisées.[7] A cette production s’ajoute une pléthore d’autres types de productions de l’industrie du divertissement, notamment par l’entremise de jeux vidéo, de dessins animés ou encore de mini-séries diffusées sur Internet.

Si l’image de héros/justicier est un recours narratif récurant, il est aussi un vecteur de transmission de la pratique des arts martiaux. En lisant ces romans ou en regardant ces films, le lecteur/spectateur est invité à imaginer la pratique du wushu durant les scènes de combat. En outre, l’émergence de nouvelles technologies, à travers des forums spécialisés, des réseaux sociaux ou des objets vidéos postés en ligne servent également de voies communicatives entre les pratiquants, non seulement lors de pratiques individuelles, mais également lors de pratiques communautaires. Autrement dit, les gestes servent de moyen de communication entre l’auteur, le lecteur, le narrateur et le narrataire, aussi bien dans les domaines de la littérature et du cinéma que dans d’autres productions culturelles. Ces vastes ensembles contribuent à créer un cadre imaginaire autour de la gestuelle des protagonistes pratiquant les arts martiaux, avec ses codes et ses normes particulières.

Comment rendre compte de cette complexité ? Selon l’anthropologue Marie-Pierre Gibert, il est « plus pertinent d’analyser les pratiques […] non tant dans leur dimension représentative – elles illustreraient quelque chose qui, d’une certaine manière, leur préexisterait – que dans leur dimension performative et générative : elles sont elles-mêmes un moyen de générer, de construire quelque chose : des corps, des regards, des relations, de « l’identité » collective ou individuelle, de la revendication « d’authenticité », de l’exotisme, […] de la transmission du savoir, etc. » [c’est l’auteure qui souligne].[8] L’approche proposée par Gibert nous permet de réfléchir à la nature dynamique des pratiques corporelles en jeu dans l’exécution du geste martial.

Sur ce sujet, les travaux pionniers de Guillemette Bolens sur la corporéité et la kinésie dans le récit littéraire[9] permettent d’explorer ce que Bolens décrit comme la « qualité expressive » et les « éléments communicables » des mouvements du wushu dans leur qualité tangible. La réflexion de Bolens nous invite à penser le mouvement du corps tout d’abord comme un événement moteur produit par un corps vivant. L’exécution des gestes du corps est indissociable des flux sensoriels kinesthésiques. Le concept de kinésie, qui inclut les sensations kinesthésiques, se définit comme une « sensorimotricité en interaction, telle qu’elle peut être perçue, où la réalité neurophysiologique est en lien non seulement avec la réalité gravitaire et toute autre loi de la physique, mais aussi avec les instanciations socioculturelles d’humains réagissant à d’autres humains et au monde qui les englobe. » [c’est l’auteure qui souligne][10]  . En d’autres termes, l’humain possède la faculté de faire sens des événements moteurs qu’il perçoit. Cette faculté, que Bolens appelle l’intelligence kinésique, nous permet de « sémantiser et de comprendre les mouvements corporels, les postures, les gestes et les expressions faciales » [11] et joue un grand rôle dans la façon dont nous interagissons les uns avec les autres.

Le geste est un moyen de communication basé sur la faculté particulière que possède l’être humain de l’interpréter au sein d’un contexte historique et culturel donné. Dans la littérature, mais aussi dans la peinture, le cinéma, et ainsi de suite, le lecteur/spectateur est invité à utiliser son intelligence kinésique afin d’interpréter les « mouvements corporels narrativisés »[12] . La perspective kinésique développée par Bolens m’intéresse car elle me permet d’aborder le geste martial dans son potentiel dynamique de création sémantique lorsqu’il joue le rôle de support pour la communication entre un créateur et un spectateur. Les représentations liées au geste martial ne sont, en effet, pas fixées de manière définitive mais sont constamment ré-agencées à travers la pratique même du geste. Si ces processus analytiques commencent à faire l’objet de recherches plus systématiques[13], il est nécessaire d’y adjoindre d’autres perspectives théoriques et méthodologiques qui permettent d’inclure la médiation technologique et les entités non-humaines, qui jouent un rôle clé dans cette production collective sémantisée.

Pour le faire, je m’appuierai sur les travaux de Basile Zimmermann sur la notion de « circulation » (circulation)[14]. En partant de la célèbre maxime attribuée à Antoine Lavoisier, « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », Zimmermann distingue une réalité physique composée d’un côté d’entités uniques et inaltérables (c.-à-d. qui ne peuvent être perdues ou créées), de l’autre d’entités multiples et changeantes (c.-à-d. qui peuvent être transformées). Il analyse par ce biais la matérialité des objets techniques en Chine, qui accueillent différents contenus d’« ondes » (waves), qui véhiculent des « formes » (forms). A travers la notion d’« empreinte » (shape), Zimmermann discute de la façon dont ces formes peuvent être créées, disparaître ou encore exister à plusieurs endroits en même temps, par les outils des nouveaux médias. Ces formes sont caractérisées par leur plasticité et leurs propriétés polymorphes permettant, à travers leur circulation, la multiplication de leur traitement et de leur échange. Dans le cas du wushu en Chine aujourd’hui, l’utilisation des technologies de l’information a rendu possible de nouvelles habitudes de communication entre les pratiquants, où les mouvements et leurs significations, de façon similaire à des objets de design sont « transportés et transformés lorsqu’ils se déplacent à travers des entités humaines et non-humaines »[15]. Le pratiquant interprète ensuite à sa manière un mouvement qu’il regarde en vidéo, en le modifiant, l’adaptant ou l’ignorant dans sa propre pratique.

Ce cadre théorique permet d’apporter un éclairage renouvelé sur la construction des modes de production des connaissances (pratiques, valeurs et identification collectives et institutionnelles) liés à la circulation des usages et des représentations dans la pratique martiale chinoise.

Cette contribution a été relue par Pascale Bugnon, Ozan Sahin

PORCHET, Pierrick. « Circulation des pratiques et des représentations kinésiques des arts martiaux chinois ». In Blog Scientifique de l’Institut Confucius, Université de Genève. Lien permanent: https://ic.unige.ch/?p=1005, consulté le 03/29/2024.

 

[1] MICOLLIER E., 2007, « Qigong et “nouvelles religions“ en Chine et à Taïwan : instrumentalisation politique et processus de légitimation des pratiques », in : Autrepart, 2, n°42, pp.131. Voir également HENNING Stanley, 1995, « On Politically Correct Treatment of Myths in the Chinese Martial Arts », in: Journal of Chen Taijiquan Research Association of Hawaii, Vol 3, No 2.

[2] A ce sujet, voir BODOLEC Caroline, 2014, « Etre une grande nation culturelle. Les enjeux du patrimoine culturel immatériel pour la Chine », in : Tsantsa, 19, pp.19-30 ; DURAND-DASTÈS Vincent, 2014, « La Grande muraille des contes », in : Carreau de la BULAC [en ligne], kkkpp.1-57, consulté le 20 avril 2015. URL: http://bulac.hypotheses.org/1676.

[3] PORCHET Pierrick, Trois exemples actuels  de discours sur les arts martiaux chinois, Université de Genève, Faculté des Lettres, 2011.

[4] GOOSSAERT Vincent et PALMER David, 2012, La question religieuse en Chine, Paris, CNRS Editions. Voir également DESPEUX Catherine, 1981, Taijiquan, art martial, technique de longue vie, Paris, Guy Trédaniel Editeur et BORETZ Avron, 2011, Gods, Ghosts, and Gangsters (Ritual Violence, Martial Arts and Masculinity on the Margins of Chinese Society), Hawai’i, University of Hawai’i Press, pp.53-54, 122, 146, 150.

[5] Les deux termes sont souvent définis en opposition l’un à l’autre. Ainsi, « populaire » est à comprendre ici comme ce qui n’est pas soumis à des processus institutionnels.

[6] Pour un exemple similaire dans le cas des danses traditionnelles juives, voir GIBERT Marie-Pierre, 2007, « The Intricacies of Being Israeli and Yemenite. An Ethnographic Study of Yemenite “Ethnic“ Dance Companies in Israel », in : Qualitative Sociology Review, Volume III, Issue 3, pp.100-112.

[7] Exemples filmographiques inspirés de ce genre littéraire : Red Cliff  (John Woo, 2008), Police Story (Jackie Chan, 1985), Once Upon A Time In China (Tsui Hark, 1991), Ip Man (Wilson Yip, 2008).

[8] GIBERT Marie-Pierre., 2014, « Façonner le corps, régénérer l’individu, danser la nation », in : Parcours anthropologique [En ligne|, 9, p.211-212.

[9] Voir notamment BOLENS Guillemette, 2008, Le Style des gestes. Corporéité et kinésie dans le récit littéraire, Lausanne, Editions BHMS et BOLENS Guillemette, 2016, L’Humour et le savoir des corps, Rennes, Presses Universitaires de Rennes 2 et BOLENS Guillemette, 2016, « Cognition et sensorimotricité, humour et timing chez Cervantès, Sterne et Proust » In : Françoise Lavocat, Interprétation littéraire et sciences cognitives, Paris, Hermann.

[10] BOLENS Guillemette, 2016, L’Humour et le savoir des corps, Rennes, Presses Universitaires de Rennes 2, p.19.

[11] BOLENS Guillemette, 2008, Le Style des gestes. Corporéité et kinésie dans le récit littéraire, Lausanne, Editions BHMS, p.1.

[12] Ibid, p.1.

[13] Voir par exemple le travail de YU Sabrina Qiong, 2012, Jet Li, Chinese Masculinity and Transnational Film Stardom, Edinburgh, Edinburgh Universitiy Press.

[14] ZIMMERMANN Basile, 2015, Waves and Forms : Electronic Music Devices  and Computer Encodings in China, Cambridge, MA : MIT Press. Voir également ZIMMERMANN Basile et NOVA Nicolas, 2015, « Circulation: a Theoretical Toolkit », in: Design and Culture, Vol. 7, No. 2, pp. 167-184.

[15] Texte original en anglais: « elements are transported and transformed when traveling through human and nonhuman entities.» In ZIMMERMANN Basile et NOVA Nicolas, 2015, op.cit., pp. 167-184, p. 180.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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