Technologies de l’information et expertise interactionnelle: rencontres et travaux avec QIU Zeqi et Harry Collins

[:fr]Ozan Sahin

Dans le cadre d’une semaine de recherche consacrée à la notion de « culture chinoise », l’Institut Confucius a eu la chance d’accueillir les sociologues Harry Collins et Zeqi Qiu durant la semaine du 10 mars 2014. Lors de cette rencontre, nous avons organisé deux expériences ; l’une portant sur les habitudes de vie des enfants des parents chinois résidant à l’étranger, par comparaison avec les enfants des autres nationalités, et une autre consacrée à l’intégration des étrangers en Suisse. Ces expériences ont été suivies d’une conférence du professeur Qiu intitulée Information technology, Organization and Social Change in China, puis d’une deuxième conférence du professeur Collins intitulée Tacit Knowledge, Interactional Expertise and the Imitation Game.

A la demande de l’Institut Confucius, j’écris ce bref compte rendu afin de documenter les éléments principaux qui ont eu lieu à cette occasion. L’expérience de sociologie portant sur l’intégration des étrangers nécessite une compréhension du concept d’Imitation Game discuté durant la conférence du Professeur Collins, pour cette raison je reviendrai à celle-ci en dernier même si, chronologiquement, elle était située avant les deux interventions.

Le Professeur Zeqi Qiu est sociologue des organisations et du développement. Il est actuellement professeur à l’Université de Pékin où il se consacre à la sociologie des organisations, aux méthodes d’enquête, ainsi qu’aux techniques d’évaluation de projets sociologiques. Il est également le directeur du Center for Sociological Research and Development Studies de l’Université de Pékin, et le doyen de la Faculté d’administration publique à l’Université de Chongqing.

Lors de sa conférence, le professeur Qiu a présenté l’évolution des technologies de l’information et de la communication en Chine en considérant trois dimensions: le niveau individuel, le niveau commercial, et le niveau gouvernemental. Il a notamment discuté des conséquences que cette évolution peut avoir sur la culture chinoise, ainsi que son influence sur les relations sociales dans la société chinoise.

Il s’est particulièrement appuyé sur l’exemple de l’utilisation de la téléphonie mobile, et son lien avec le réseau internet. Il a montré, comment la République Populaire de Chine est passée de 1,1% de taux d’utilisation de la téléphonie fixe en 1990, à plus de 90% d’utilisation de la téléphonie mobile en 2012, où les smartphones jouent un rôle important. Il a présenté l’utilisation d’un logiciel nommé Weixin 微信, –WeChat pour le public occidental–, développé par l’entreprise Tencent, une société d’investissement dans les technologies d’information bien connue en Chine (qui gère notamment la célèbre messagerie instantanée QQ). WeChat est un logiciel comparable à celui de WhatsApp, qui est utilisé majoritairement en Occident.

Selon le professeur Qiu, WeChat développe des fonctions spécifiquement adaptées aux pratiques quotidiennes des Chinois. Par exemple, lors du passage à l’année du Cheval en février 2014, le logiciel a proposé à ses utilisateurs d’avoir recours à une pratique traditionnelle en Chine qui consiste à offrir à des proches ou des employés une enveloppe rouge contenant de l’argent. La particularité ici est que le transfert a lieu sous forme virtuelle via le logiciel WeChat: une image symbolise l’enveloppe papier, et la transaction financière est gérée via un compte bancaire.

D’après le professeur Qiu, ce type de pratique est en train de modifier profondément le système financier de la Chine. WeChat offre par ailleurs toute une gamme de services, qui va de la messagerie instantanée aux achats en ligne, l’organisation de voyages ou même de trajets en taxi. Selon le professeur Qiu, les relations sociales des individus, ainsi que différentes pratiques traditionnelles chinoises sont en train de changer profondément de nature dans le sens où ces dernières ne nécessitent plus une proximité physique. Cette nouvelle technologie permet aux individus de rester connectés malgré la distance qui les sépare. Si certaines traditions comme l’échange des enveloppes rouges, décrit ci-dessus, restent encore praticables et peuvent être adaptées, il n’en demeure pas moins que les individus étant éloignés les uns des autres, l’échange aussi se fait à distance et donc perd en partie son aspect social.

Dans le domaine économique, on observe des évolutions similaires. Avec le développement du e-commerce en Chine, des compagnies comme Taobao (liée au groupe Alibaba) ont vu une évolution spectaculaire de leurs activités. Similaire à son équivalent américain eBay, Taobao permet l’organisation de transactions commerciales entre individus en ligne. Depuis quelque temps, le 11 novembre de chaque année, Taobao organise une « journée d’achats », avec des promotions importantes, qui est devenu un véritable phénomène social: le 11 novembre 2013, le montant total des transactions effectuées sur Taobao durant cette seule journée s’est monté à 4.3 milliards d’euros.

Au niveau gouvernemental, le professeur Qiu a noté que les technologies d’information arrivent relativement tard en Chine par rapport à d’autres pays plus avancés. Durant les années 1990, celles-ci étaient ainsi surtout utilisées par le gouvernement central et les municipalités, puis elles se sont développées rapidement. Aujourd’hui, certains services publics utilisent déjà ces nouvelles technologies, par exemple les cartes de sécurité sociale qui sont dotées d’une puce intégrant des informations sur le porteur et qui intègrent en parallèle un système de paiement bancaire.

Selon le professeur Qiu, l’arrivée des technologies de l’information en Chine a un effet qui consiste à renforcer l’individualisation. Toutefois, comme les liens familiaux et communautaires dans le pays demeurent solides, cet individualisme n’a pas encore eu d’effet majeur sur les modes de vie des Chinois. Le développement d’une telle technologie possède d’ailleurs aussi le potentiel de maintenir, et même de renforcer les relations traditionnelles, ou encore de contribuer à la démocratisation du pays. Il est donc encore tôt pour arriver à des conclusions définitives sur ces points.

Le surlendemain, Harry Collins, sociologue des sciences et professeur à l’Université de Cardiff a donné une conférence consacrée au savoir tacite, à la notion d’expertise, ainsi qu’à une méthode d’enquête sociologique dont il est l’inventeur: The Imitation Game. Le professeur Collins est un scientifique bien connu en Occident pour ses travaux relatifs à la nature du savoir scientifique et du savoir en général, aux liens entre savoir scientifique et savoir populaire, ou encore à l’intelligence artificielle. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et travaux qui comportent une grande partie de travail de terrain dans le domaine de la physique des ondes gravitationnelles[1].

Durant son exposé, Harry Collins s’est interrogé sur des notions telles que « culture », « collectivité sociale », ou « paradigme », qui occupent une place centrale dans les raisonnements des sociologues. Selon lui, ces notions peuvent être exprimées par des mots différents mais elles renvoient à une seule idée qui consiste à considérer que la réalité sociale des individus et des groupes sociaux dépend entièrement des pratiques exercées par ces derniers.

Collins distingue les « pratiques concrètes » des « pratiques linguistiques ». Selon lui, cette distinction n’existait pas avant son introduction de la notion d’« expertise interactionnelle » qu’il a développée avec Robert Evans en sociologie des sciences. L’origine de ce concept remonte aux années 1990 et à ses recherches consacrées aux chercheurs travaillant à l’étude des ondes gravitationnelles. Durant cette période, Collins a passé beaucoup de temps dans un milieu professionnel où la pratique était dominée par des discussions sur les théories physiques.

Malgré le fait qu’il ne soit pas physicien, il a pu participer aux conversations des spécialistes et même faire des suggestions de nature scientifique. Selon lui, cette immersion dans le milieu des physiciens lui a permis d’acquérir une connaissance de « la langue de la pratique de la physique », cet apprentissage étant le résultat de ses interactions avec des physiciens.

A partir de cette expérience personnelle, Collins s’est aperçu que chaque individu apprend, à un moment donné de la vie, la langue d’une pratique, sans forcément prendre une part active dans l’exercice de cette pratique. Il a ensuite développé le concept d’expertise interactionnelle pour décrire cette forme de connaissance, qu’il oppose à un deuxième concept d’expertise contributive décrivant la capacité à contribuer concrètement à une pratique.

D’après lui, l’expertise interactionnelle explique pourquoi il est parfois difficile de distinguer une personne ayant acquis une expérience interactionnelle d’une personne avec de l’expertise contributive. Il a donné l’exemple imaginaire d’une personne aveugle et handicapée, en chaise roulante, qui serait passionnée de tennis; malgré le fait que cette personne n’ait jamais joué au tennis, ni touché une raquette durant toute sa vie, elle pourrait être capable de tenir un discours sur la pratique de ce sport, –voire se faire passer comme un joueur professionnel si elle devait répondre à des questions spécifiques sur la pratique du tennis.

Afin de mesurer l’expertise interactionnelle des individus, Harry Collins a développé une technique spécifique. Celle-ci est dérivée du célèbre test de Turing du mathématicien anglais Alan Turing, qui a été formulé pour mesurer le degré d’intelligence des ordinateurs et qui est devenu un élément de référence en intelligence artificielle.

Ce test consiste à poser des questions d’un côté à un ordinateur et de l’autre à un être humain, tous deux cachés dans des pièces différentes empêchant de les voir, pour essayer de deviner qui est qui. Si l’évaluateur trouve difficile de distinguer l’un de l’autre en fonction des réponses qu’il reçoit, l’on pourrait considérer que l’ordinateur est devenu aussi intelligent qu’un être humain.

Collins a repris les principes de fonctionnement du Turing Test afin de mesurer le degré d’expertise interactionnelle, qu’il utilise dans sa méthode nommée The Imitation Game. D’après lui, celle-ci permet désormais de mesurer des phénomènes sociaux qui jusqu’à présent n’étaient pas mesurables.

La figure 1 ci-dessous illustre le fonctionnement de l’Imitation Game. Contrairement au Turing Test, dans l’imitation Game les participants des deux côtés sont des êtres humains. Il y a un « Juge » qui formule des questions pour deux autres joueurs, respectivement un « Prétendant » et un « Non-prétendant ». En fonction des réponses qu’il reçoit, le juge doit déterminer qui est le prétendant et qui est le non-prétendant. Plus le juge a des difficultés à distinguer l’un de l’autre, plus on considère que le prétendant maîtrise le langage spécifique du groupe cible.

 

Figure 1: le fonctionnement de l’Imitation Game

Diagram of the Imitation Game

(Courtesy of the SEE research team at Cardiff University)

Selon Harry Collins, l’expertise interactionnelle intervient dans tous les domaines de la vie humaine. Il a illustré cette hypothèse au travers d’exemples tirés de son expérience personnelle lors de sa recherche consacrée aux physiciens étudiant les ondes gravitationnelles.Dans ces projets de recherche il y avait d’un côté des physiciens qui faisaient la recherche, et de l’autre côté des gestionnaires qui devaient encadrer le projet. Ces derniers, assez souvent, n’étaient pas eux-mêmes des physiciens et n’avaient jamais pratiqué la physique. Pourtant ils étaient capables de gérer le projet parce que même s’ils ne possédaient pas d’expertise contributive, ils avaient suffisamment d’expertise interactionnelle acquise via leur travail régulier avec les physiciens.

L’idée centrale du raisonnement de Collins est que pour comprendre une personne l’on n’a pas besoin de devenir cette personne. C’est pour cette raison qu’un criminologue n’a pas besoin de tuer quelqu’un pour comprendre et exercer son travail portant sur les meurtriers et les assassins, – heureusement!

Le professeur Collins et son équipe ont testé la méthode de l’Imitation Game dans plusieurs recherches. Un certain nombre d’études comparatives ont été conduites, par exemple sur les communautés homosexuelles versus hétérosexuelles; les différences femmes et hommes; les aveugles par rapport aux voyants, etc. Dans le cadre de l’Institut Confucius, l’idée était d’un côté d’utiliser l’Imitation Game pour tenter de mesurer le degré d’intégration des étrangers porteurs de permis de séjour de catégories différentes en Suisse, de l’autre de profiter de la présence du professeur QIU Zeqi pour évaluer la possibilité d’un développement spécifique pour la Chine.

Concernant le premier point, le 4 mars 2011, le Conseil Fédéral suisse avait discuté la nécessité d’une révision complète de la loi sur les naturalisations en Suisse, dont les premières considérations pour une telle modification avaient débuté vers la fin des années 1990. Le but de cette révision était de garantir que seules les personnes « bien intégrées » puissent bénéficier de l’accès à la naturalisation.

La notion d’intégration, bien que déjà présente dans la loi actuelle, avait été mise en avant par le Département fédéral de justice et police (DFJP). Dans son rapport publié en 2009, le DFJP exprimait la nécessité d’une révision totale de la loi en mettant l’accent sur l’intégration des candidats à la naturalisation ;

;  « …aussi la naturalisation selon la procédure ordinaire ne devrait-elle à l’avenir être possible qu’après l’octroi d’un droit de séjour durable. S’agissant de l’intégration, cela signifie qu’il y a lieu d’exiger des candidats à la naturalisation qu’ils déploient au moins autant d’efforts pour s’intégrer, voire davantage, que n’en prévoit le droit des étrangers pour l’octroi d’une autorisation d’établissement » et « Partant du principe que l’acquisition de la nationalité constitue l’ultime étape de l’intégration, elle est soumise aux exigences les plus élevées. Logiquement, la naturalisation suppose que le candidat dispose du statut le plus stable conféré par le droit des étrangers, soit l’autorisation d’établissement (titre de séjour C) »[2]

On voit ici que le DFJP déclare clairement que les détenteurs de permis C seraient plus intégrés que les détenteurs des autres permis de séjour, qui sont des autorisations de séjour pour une durée déterminée renouvelables chaque année, contrairement au permis C qui est une autorisation d’établissement durable dans le pays. Cela, alors que les différentes catégories d’autorisation de résidence en Suisse, notamment les permis B, C, F, G, L, N, etc. sont octroyés selon la durée de séjour et le type d’activité que l’étranger va exercer dans le pays et ne portent aucune mention du degré d’intégration de celle ou celui qui le possède.

Afin de voir si le fait de posséder un permis C ou non aurait un effet signifiant sur le degré d’intégration des individus, nous avons choisi d’utiliser l’Imitation Game pour tester à quel point l’une ou l’autre catégorie est capable de prétendre être suisse. Au départ, nous avons souhaité organiser des sessions d’Imitation Game différenciant les catégories B, C, et nationalité suisse.

Toutefois, malgré beaucoup d’efforts, nous n’avons pas pu trouver assez de participants pour la catégorie de personnes avec un permis C. Nous avons donc finalement réalisé uniquement une session comparant permis B et nationalité suisse, puis une autre session comparant Suisses et permis B et C mélangés.

Le tableau 1 ci-dessous résume les résultats obtenus de cette expérience.

En les lisant, il faut garder à l’esprit que le Juge est arrivé à sa conclusion à chaque fois en considérant les réponses qu’il a reçues aux questions qu’il avait formulées lui-même. Etant donné que le Juge, qui est de nationalité suisse, dispose par définition d’une expertise en matière d’identité suisse, il définit lui-même les critères de ce que veut dire « être suisse ».

Autrement dit, plus un étranger est capable de le convaincre qu’il est suisse, plus l’on peut considérer que l’étranger est intégré. On voit que lorsque les étrangers ont joué le rôle du prétendant, dans 1/3 des cas le Juge (qui est d’origine suisse) a pensé que le joueur était un suisse aussi; dans 1/3 des cas il ne pouvait pas répondre avec certitude si le joueur était suisse ou étranger; et seulement dans 1/3 des cas, le juge a deviné correctement que le joueur était un étranger.

 

Table 1: Résultats de l’Imitation Game

Swiss Judge /
Non-Swiss Pretender

Non-Swiss Judge/
Swiss Pretender

Wrong

6

6

Don’t Know

6

3

Right

6

9

Total

18

18

 

Dans la dernière colonne à droite, on observe que lorsque les Suisses ont joué le rôle du prétendant, c’est-à-dire que quand ils ont prétendu être étrangers, ils étaient légèrement moins convaincants que les étrangers. Encore une fois, 1/3 des Juges étrangers ont pensé que le joueur était étranger alors qu’il était suisse. Mais le nombre de bonnes réponses est plus élevé dans ce groupe que pour la mesure précédente: dans la moitié des cas, le Juge –un étranger– a deviné que le joueur en question n’était pas un étranger, mais un Suisse.

Les résultats de cette expérience seront traités plus en détail dans mon mémoire de master qui portera sur la révision de la loi sur les naturalisations en Suisse. Pour l’instant, la première conclusion que l’on peut tirer de cette expérience est que la notion d’intégration est un phénomène beaucoup plus compliqué que  l’on pense de prime abord. Elle doit donc être étudiée en profondeur avant de devenir un outil pour une prise de décision politique.

Outre les sessions sur l’intégration, nous avons également conduit une session d’Imitation Game relative à la transmission de la culture intergénérationnelle. Pour ce faire, nous avons comparé des personnes d’origine chinoise et de personnes d’autres origines. Cette expérience, qui s’intègre dans un programme plus large de l’Institut Confucius portant sur la notion de culture chinoise, en collaboration avec le professeur QIU Zeqi, était plus réduite et avait un caractère expérimental principalement; ses résultats seront présentés dans le cadre d’activités ultérieures de l’Institut.

SAHIN, Ozan. « Technologies de l’information et expertise interactionnelle: rencontres et travaux avec QIU Zeqi et Harry Collins ». In Blog Scientifique de l’Institut Confucius, Université de Genève. Lien permanent: https://ic.unige.ch/?p=448, consulté le 04/18/2024.

La conférence du professeur Qiu Information technology, organization and social change in China,

La conférence du professeur Collins Tacit Knowledge, Interactional Expertise and the Imitation Game

Cette contribution a été relue par Mathilde Bourrier.


[1] Cardiff School of Social Sciences, 2014. Site internet : http://www.cf.ac.uk/socsi/contactsandpeople/academicstaff/C-D/professor-harry-collins-overview.html.  Visité le 04.05.2014.

[2] Département fédéral de justice et police, DFJP. (2009). « Rapport explicatif concernant la révision totale de la loi fédérale sur l’acquisition et la perte de la nationalité suisse ».

[:en]Ozan Sahin

Dans le cadre d’une semaine de recherche consacrée à la notion de « culture chinoise », l’Institut Confucius a eu la chance d’accueillir les sociologues Harry Collins et Zeqi Qiu durant la semaine du 10 mars 2014. Lors de cette rencontre, nous avons organisé deux expériences ; l’une portant sur les habitudes de vie des enfants des parents chinois résidant à l’étranger, par comparaison avec les enfants des autres nationalités, et une autre consacrée à l’intégration des étrangers en Suisse. Ces expériences ont été suivies d’une conférence du professeur Qiu intitulée Information technology, Organization and Social Change in China, puis d’une deuxième conférence du professeur Collins intitulée Tacit Knowledge, Interactional Expertise and the Imitation Game

A la demande de l’Institut Confucius, j’écris ce bref compte rendu afin de documenter les éléments principaux qui ont eu lieu à cette occasion. L’expérience de sociologie portant sur l’intégration des étrangers nécessite une compréhension du concept d’Imitation Game discuté durant la conférence du Professeur Collins, pour cette raison je reviendrai à celle-ci en dernier même si, chronologiquement, elle était située avant les deux interventions.

Le Professeur Zeqi Qiu est sociologue des organisations et du développement. Il est actuellement professeur à l’Université de Pékin où il se consacre à la sociologie des organisations, aux méthodes d’enquête, ainsi qu’aux techniques d’évaluation de projets sociologiques. Il est également le directeur du Center for Sociological Research and Development Studies de l’Université de Pékin, et le doyen de la Faculté d’administration publique à l’Université de Chongqing.

Lors de sa conférence, le professeur Qiu a présenté l’évolution des technologies de l’information et de la communication en Chine en considérant trois dimensions: le niveau individuel, le niveau commercial, et le niveau gouvernemental. Il a notamment discuté des conséquences que cette évolution peut avoir sur la culture chinoise, ainsi que son influence sur les relations sociales dans la société chinoise.

Il s’est particulièrement appuyé sur l’exemple de l’utilisation de la téléphonie mobile, et son lien avec le réseau internet. Il a montré, comment la République Populaire de Chine est passée de 1,1% de taux d’utilisation de la téléphonie fixe en 1990, à plus de 90% d’utilisation de la téléphonie mobile en 2012, où les smartphones jouent un rôle important. Il a présenté l’utilisation d’un logiciel nommé Weixin 微信, –WeChat pour le public occidental–, développé par l’entreprise Tencent, une société d’investissement dans les technologies d’information bien connue en Chine (qui gère notamment la célèbre messagerie instantanée QQ). WeChat est un logiciel comparable à celui de WhatsApp, qui est utilisé majoritairement en Occident.

Selon le professeur Qiu, WeChat développe des fonctions spécifiquement adaptées aux pratiques quotidiennes des Chinois. Par exemple, lors du passage à l’année du Cheval en février 2014, le logiciel a proposé à ses utilisateurs d’avoir recours à une pratique traditionnelle en Chine qui consiste à offrir à des proches ou des employés une enveloppe rouge contenant de l’argent. La particularité ici est que le transfert a lieu sous forme virtuelle via le logiciel WeChat: une image symbolise l’enveloppe papier, et la transaction financière est gérée via un compte bancaire.

D’après le professeur Qiu, ce type de pratique est en train de modifier profondément le système financier de la Chine. WeChat offre par ailleurs toute une gamme de services, qui va de la messagerie instantanée aux achats en ligne, l’organisation de voyages ou même de trajets en taxi. Selon le professeur Qiu, les relations sociales des individus, ainsi que différentes pratiques traditionnelles chinoises sont en train de changer profondément de nature dans le sens où ces dernières ne nécessitent plus une proximité physique. Cette nouvelle technologie permet aux individus de rester connectés malgré la distance qui les sépare. Si certaines traditions comme l’échange des enveloppes rouges, décrit ci-dessus, restent encore praticables et peuvent être adaptées, il n’en demeure pas moins que les individus étant éloignés les uns des autres, l’échange aussi se fait à distance et donc perd en partie son aspect social.

Dans le domaine économique, on observe des évolutions similaires. Avec le développement du e-commerce en Chine, des compagnies comme Taobao (liée au groupe Alibaba) ont vu une évolution spectaculaire de leurs activités. Similaire à son équivalent américain eBay, Taobao permet l’organisation de transactions commerciales entre individus en ligne. Depuis quelque temps, le 11 novembre de chaque année, Taobao organise une « journée d’achats », avec des promotions importantes, qui est devenu un véritable phénomène social: le 11 novembre 2013, le montant total des transactions effectuées sur Taobao durant cette seule journée s’est monté à 4.3 milliards d’euros.

Au niveau gouvernemental, le professeur Qiu a noté que les technologies d’information arrivent relativement tard en Chine par rapport à d’autres pays plus avancés. Durant les années 1990, celles-ci étaient ainsi surtout utilisées par le gouvernement central et les municipalités, puis elles se sont développées rapidement. Aujourd’hui, certains services publics utilisent déjà ces nouvelles technologies, par exemple les cartes de sécurité sociale qui sont dotées d’une puce intégrant des informations sur le porteur et qui intègrent en parallèle un système de paiement bancaire.

Selon le professeur Qiu, l’arrivée des technologies de l’information en Chine a un effet qui consiste à renforcer l’individualisation. Toutefois, comme les liens familiaux et communautaires dans le pays demeurent solides, cet individualisme n’a pas encore eu d’effet majeur sur les modes de vie des Chinois. Le développement d’une telle technologie possède d’ailleurs aussi le potentiel de maintenir, et même de renforcer les relations traditionnelles, ou encore de contribuer à la démocratisation du pays. Il est donc encore tôt pour arriver à des conclusions définitives sur ces points.

Le surlendemain, Harry Collins, sociologue des sciences et professeur à l’Université de Cardiff a donné une conférence consacrée au savoir tacite, à la notion d’expertise, ainsi qu’à une méthode d’enquête sociologique dont il est l’inventeur: The Imitation Game. Le professeur Collins est un scientifique bien connu en Occident pour ses travaux relatifs à la nature du savoir scientifique et du savoir en général, aux liens entre savoir scientifique et savoir populaire, ou encore à l’intelligence artificielle. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et travaux qui comportent une grande partie de travail de terrain dans le domaine de la physique des ondes gravitationnelles[1].

Durant son exposé, Harry Collins s’est interrogé sur des notions telles que « culture », « collectivité sociale », ou « paradigme », qui occupent une place centrale dans les raisonnements des sociologues. Selon lui, ces notions peuvent être exprimées par des mots différents mais elles renvoient à une seule idée qui consiste à considérer que la réalité sociale des individus et des groupes sociaux dépend entièrement des pratiques exercées par ces derniers.

Collins distingue les « pratiques concrètes » des « pratiques linguistiques ». Selon lui, cette distinction n’existait pas avant son introduction de la notion d’« expertise interactionnelle » qu’il a développée avec Robert Evans en sociologie des sciences. L’origine de ce concept remonte aux années 1990 et à ses recherches consacrées aux chercheurs travaillant à l’étude des ondes gravitationnelles. Durant cette période, Collins a passé beaucoup de temps dans un milieu professionnel où la pratique était dominée par des discussions sur les théories physiques.

Malgré le fait qu’il ne soit pas physicien, il a pu participer aux conversations des spécialistes et même faire des suggestions de nature scientifique. Selon lui, cette immersion dans le milieu des physiciens lui a permis d’acquérir une connaissance de « la langue de la pratique de la physique », cet apprentissage étant le résultat de ses interactions avec des physiciens.

A partir de cette expérience personnelle, Collins s’est aperçu que chaque individu apprend, à un moment donné de la vie, la langue d’une pratique, sans forcément prendre une part active dans l’exercice de cette pratique. Il a ensuite développé le concept d’expertise interactionnelle pour décrire cette forme de connaissance, qu’il oppose à un deuxième concept d’expertise contributive décrivant la capacité à contribuer concrètement à une pratique.

D’après lui, l’expertise interactionnelle explique pourquoi il est parfois difficile de distinguer une personne ayant acquis une expérience interactionnelle d’une personne avec de l’expertise contributive. Il a donné l’exemple imaginaire d’une personne aveugle et handicapée, en chaise roulante, qui serait passionnée de tennis; malgré le fait que cette personne n’ait jamais joué au tennis, ni touché une raquette durant toute sa vie, elle pourrait être capable de tenir un discours sur la pratique de ce sport, –voire se faire passer comme un joueur professionnel si elle devait répondre à des questions spécifiques sur la pratique du tennis.

Afin de mesurer l’expertise interactionnelle des individus, Harry Collins a développé une technique spécifique. Celle-ci est dérivée du célèbre test de Turing du mathématicien anglais Alan Turing, qui a été formulé pour mesurer le degré d’intelligence des ordinateurs et qui est devenu un élément de référence en intelligence artificielle.

Ce test consiste à poser des questions d’un côté à un ordinateur et de l’autre à un être humain, tous deux cachés dans des pièces différentes empêchant de les voir, pour essayer de deviner qui est qui. Si l’évaluateur trouve difficile de distinguer l’un de l’autre en fonction des réponses qu’il reçoit, l’on pourrait considérer que l’ordinateur est devenu aussi intelligent qu’un être humain.

Collins a repris les principes de fonctionnement du Turing Test afin de mesurer le degré d’expertise interactionnelle, qu’il utilise dans sa méthode nommée The Imitation Game. D’après lui, celle-ci permet désormais de mesurer des phénomènes sociaux qui jusqu’à présent n’étaient pas mesurables.

La figure 1 ci-dessous illustre le fonctionnement de l’Imitation Game. Contrairement au Turing Test, dans l’imitation Game les participants des deux côtés sont des êtres humains. Il y a un « Juge » qui formule des questions pour deux autres joueurs, respectivement un « Prétendant » et un « Non-prétendant ». En fonction des réponses qu’il reçoit, le juge doit déterminer qui est le prétendant et qui est le non-prétendant. Plus le juge a des difficultés à distinguer l’un de l’autre, plus on considère que le prétendant maîtrise le langage spécifique du groupe cible.

Figure 1: le fonctionnement de l’Imitation Game

Diagram of the Imitation Game

(Courtesy of the SEE research team at Cardiff University)

Selon Harry Collins, l’expertise interactionnelle intervient dans tous les domaines de la vie humaine. Il a illustré cette hypothèse au travers d’exemples tirés de son expérience personnelle lors de sa recherche consacrée aux physiciens étudiant les ondes gravitationnelles.Dans ces projets de recherche il y avait d’un côté des physiciens qui faisaient la recherche, et de l’autre côté des gestionnaires qui devaient encadrer le projet. Ces derniers, assez souvent, n’étaient pas eux-mêmes des physiciens et n’avaient jamais pratiqué la physique. Pourtant ils étaient capables de gérer le projet parce que même s’ils ne possédaient pas d’expertise contributive, ils avaient suffisamment d’expertise interactionnelle acquise via leur travail régulier avec les physiciens.

L’idée centrale du raisonnement de Collins est que pour comprendre une personne l’on n’a pas besoin de devenir cette personne. C’est pour cette raison qu’un criminologue n’a pas besoin de tuer quelqu’un pour comprendre et exercer son travail portant sur les meurtriers et les assassins, – heureusement!

Le professeur Collins et son équipe ont testé la méthode de l’Imitation Game dans plusieurs recherches. Un certain nombre d’études comparatives ont été conduites, par exemple sur les communautés homosexuelles versus hétérosexuelles; les différences femmes et hommes; les aveugles par rapport aux voyants, etc. Dans le cadre de l’Institut Confucius, l’idée était d’un côté d’utiliser l’Imitation Game pour tenter de mesurer le degré d’intégration des étrangers porteurs de permis de séjour de catégories différentes en Suisse, de l’autre de profiter de la présence du professeur QIU Zeqi pour évaluer la possibilité d’un développement spécifique pour la Chine.

Concernant le premier point, le 4 mars 2011, le Conseil Fédéral suisse avait discuté la nécessité d’une révision complète de la loi sur les naturalisations en Suisse, dont les premières considérations pour une telle modification avaient débuté vers la fin des années 1990. Le but de cette révision était de garantir que seules les personnes « bien intégrées » puissent bénéficier de l’accès à la naturalisation.

La notion d’intégration, bien que déjà présente dans la loi actuelle, avait été mise en avant par le Département fédéral de justice et police (DFJP). Dans son rapport publié en 2009, le DFJP exprimait la nécessité d’une révision totale de la loi en mettant l’accent sur l’intégration des candidats à la naturalisation ;

;  « …aussi la naturalisation selon la procédure ordinaire ne devrait-elle à l’avenir être possible qu’après l’octroi d’un droit de séjour durable. S’agissant de l’intégration, cela signifie qu’il y a lieu d’exiger des candidats à la naturalisation qu’ils déploient au moins autant d’efforts pour s’intégrer, voire davantage, que n’en prévoit le droit des étrangers pour l’octroi d’une autorisation d’établissement » et « Partant du principe que l’acquisition de la nationalité constitue l’ultime étape de l’intégration, elle est soumise aux exigences les plus élevées. Logiquement, la naturalisation suppose que le candidat dispose du statut le plus stable conféré par le droit des étrangers, soit l’autorisation d’établissement (titre de séjour C) »[2]

On voit ici que le DFJP déclare clairement que les détenteurs de permis C seraient plus intégrés que les détenteurs des autres permis de séjour, qui sont des autorisations de séjour pour une durée déterminée renouvelables chaque année, contrairement au permis C qui est une autorisation d’établissement durable dans le pays. Cela, alors que les différentes catégories d’autorisation de résidence en Suisse, notamment les permis B, C, F, G, L, N, etc. sont octroyés selon la durée de séjour et le type d’activité que l’étranger va exercer dans le pays et ne portent aucune mention du degré d’intégration de celle ou celui qui le possède.

Afin de voir si le fait de posséder un permis C ou non aurait un effet signifiant sur le degré d’intégration des individus, nous avons choisi d’utiliser l’Imitation Game pour tester à quel point l’une ou l’autre catégorie est capable de prétendre être suisse. Au départ, nous avons souhaité organiser des sessions d’Imitation Game différenciant les catégories B, C, et nationalité suisse.

Toutefois, malgré beaucoup d’efforts, nous n’avons pas pu trouver assez de participants pour la catégorie de personnes avec un permis C. Nous avons donc finalement réalisé uniquement une session comparant permis B et nationalité suisse, puis une autre session comparant Suisses et permis B et C mélangés.

Le tableau 1 ci-dessous résume les résultats obtenus de cette expérience.

En les lisant, il faut garder à l’esprit que le Juge est arrivé à sa conclusion à chaque fois en considérant les réponses qu’il a reçues aux questions qu’il avait formulées lui-même. Etant donné que le Juge, qui est de nationalité suisse, dispose par définition d’une expertise en matière d’identité suisse, il définit lui-même les critères de ce que veut dire « être suisse ».

Autrement dit, plus un étranger est capable de le convaincre qu’il est suisse, plus l’on peut considérer que l’étranger est intégré. On voit que lorsque les étrangers ont joué le rôle du prétendant, dans 1/3 des cas le Juge (qui est d’origine suisse) a pensé que le joueur était un suisse aussi; dans 1/3 des cas il ne pouvait pas répondre avec certitude si le joueur était suisse ou étranger; et seulement dans 1/3 des cas, le juge a deviné correctement que le joueur était un étranger.

Table 1: Résultats de l’Imitation Game

Swiss Judge /
Non-Swiss Pretender

Non-Swiss Judge/
Swiss Pretender

Wrong

6

6

Don’t Know

6

3

Right

6

9

Total

18

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Dans la dernière colonne à droite, on observe que lorsque les Suisses ont joué le rôle du prétendant, c’est-à-dire que quand ils ont prétendu être étrangers, ils étaient légèrement moins convaincants que les étrangers. Encore une fois, 1/3 des Juges étrangers ont pensé que le joueur était étranger alors qu’il était suisse. Mais le nombre de bonnes réponses est plus élevé dans ce groupe que pour la mesure précédente: dans la moitié des cas, le Juge –un étranger– a deviné que le joueur en question n’était pas un étranger, mais un Suisse.

Les résultats de cette expérience seront traités plus en détail dans mon mémoire de master qui portera sur la révision de la loi sur les naturalisations en Suisse. Pour l’instant, la première conclusion que l’on peut tirer de cette expérience est que la notion d’intégration est un phénomène beaucoup plus compliqué que  l’on pense de prime abord. Elle doit donc être étudiée en profondeur avant de devenir un outil pour une prise de décision politique.

Outre les sessions sur l’intégration, nous avons également conduit une session d’Imitation Game relative à la transmission de la culture intergénérationnelle. Pour ce faire, nous avons comparé des personnes d’origine chinoise et de personnes d’autres origines. Cette expérience, qui s’intègre dans un programme plus large de l’Institut Confucius portant sur la notion de culture chinoise, en collaboration avec le professeur QIU Zeqi, était plus réduite et avait un caractère expérimental principalement; ses résultats seront présentés dans le cadre d’activités ultérieures de l’Institut.

SAHIN, Ozan. « Technologies de l’information et expertise interactionnelle: rencontres et travaux avec QIU Zeqi et Harry Collins ». In Blog Scientifique de l’Institut Confucius, Université de Genève. Lien permanent: https://ic.unige.ch/?p=448, consulté le 04/18/2024.

La conférence du professeur Qiu Information technology, organization and social change in China,

La conférence du professeur Collins Tacit Knowledge, Interactional Expertise and the Imitation Game

Cette contribution a été relue par Mathilde Bourrier.


[1] Cardiff School of Social Sciences, 2014. Site internet : http://www.cf.ac.uk/socsi/contactsandpeople/academicstaff/C-D/professor-harry-collins-overview.html.  Visité le 04.05.2014.

[2] Département fédéral de justice et police, DFJP. (2009). « Rapport explicatif concernant la révision totale de la loi fédérale sur l’acquisition et la perte de la nationalité suisse ».

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