L’interprétation des arts martiaux chinois

[:fr]Pierrick Porchet

Du 4 au 6 novembre 2016, l’Institut Confucius de l’Université de Genève a organisé une série d’activités autour des arts martiaux chinois que l’on désigne communément, en République populaire de Chine, par le terme générique wushu 武术. Une conférence publique a été organisée, et celle-ci a été suivie d’un stage en la présence d’un maître de bajiquan.

La conférence du professeur WANG Gang de l’Université des Sports de Wuhan, intitulée « Une interprétation des arts martiaux chinois », a porté sur la théorie et la pratique du wushu, ainsi que les spécificités et le développement des différentes formes d’arts martiaux. Ses recherches mêlent plusieurs cadres théoriques et méthodologiques issus de différentes disciplines telles que l’histoire, la sociologie, les études culturelles ou la philosophie. Ses travaux ont été publiés principalement dans des revues de sciences du sport (Sport Science, China Sport Science and TechnologyBeijing Sport University Journal, notamment).

Durant sa présentation, WANG Gang a partagé ses réflexions quant aux caractéristiques du wushu et la mise en évidence de sa pratique en Chine. Pour ce faire, il a présenté les différents contextes dans lesquels le wushu se manifeste, ainsi que les significations auxquelles ces pratiques sont associées.

Le wushu est tout d’abord une technique de combat – dérivée des arts de guerres à travers un long processus historique – dans laquelle l’efficacité pure a progressivement laissé la place à d’autres considérations, notamment artistiques. Au-delà de la technique martiale, le pratiquant recherche souvent un état corporel d’harmonie et une perfection du geste, où il se focalise sur le processus même de la pratique sans viser un résultat concret ou quantifiable. Le résultat de la pratique se manifeste ensuite dans la progression même du pratiquant – sa maitrise de plus en plus complète des techniques. En Chine, on appelle cette maitrise le gongfu 功夫, et ce terme est devenu courant pour désigner le niveau d’un pratiquant, aussi bien dans le wushu que dans d’autres pratiques artistiques (par exemple en calligraphie). Au sein de celles-ci, l’accomplissement est compris comme le processus par lequel le pratiquant s’améliore (la personne améliore son gongfu), si bien qu’il est capable de mobiliser des techniques de plus en plus complexes. L’accomplissement n’est donc pas jugé par l’excellence de l’œuvre en elle-même, mais par la maitrise que l’artiste mobilise pour la création de l’œuvre que constitue sa pratique. Cette maitrise est un processus sans fin, car il s’agit de toujours s’améliorer et de créer de nouvelles choses.

Dans ce processus de perfectionnement, le savoir qui est transmis ne concerne pas uniquement l’apprentissage des techniques; le pratiquant doit également apprendre les « rites » 礼 et la  « morale » 德 qui en découlent. Ce que l’on appelle la « morale martiale » 武德 désigne les valeurs qui sont transmises à travers la pratique du wushu. Lorsque les pratiquants sont questionnés sur la notion de morale, ils répondent en indiquant le type d’actions ou de comportements qui sont autorisés ou interdits. Mais la dimension éducative du wushu n’apparaît pas uniquement dans ce type de règles. En effet, la théorie du combat, et la pensée qui la soutient, contiennent également des outils qui concernent la vie courante. Par exemple, la « recherche d’équilibre » 求平衡 (équilibrer les gestes offensifs et défensifs), le « timing » 用适时 (effectuer la bonne action au bon moment),ou encore  » l’ alternance » 寻转度 (alterner entre un état passif et un état actif) peuvent être appliqués dans la vie quotidienne pour s’améliorer en tant que personne. Les principes acquis à travers la pratique sont intériorisés et fonctionnent à un niveau pré-réflexif. En cela, le wushu n’occupe pas le même terrain que l’éducation classique.

Enfin, la pratique du wushu est également associée à la recherche de longévité, idée centrale dans la représentation du corps et de la santé en Chine. Le pratiquant y cultive une certaine vitalité du corps qui ne se comprend pas uniquement comme un renforcement musculaire, mais également comme un renforcement « interne » 内在 par la circulation fluide et naturelle du « souffle » qi 气. En cela, le wushu se distingue d’autres pratiques corporelles et agit à plusieurs niveaux sur la santé du pratiquant.

Selon WANG Gang, le wushu doit donc être interprété comme une technique de combat caractérisée par la recherche artistique d’un état corporel harmonique dont le cœur se manifeste au niveau social ; d’une part, par sa fonction éducative et, d’autre part, par les bienfaits qu’elle apporte à la santé des pratiquants.

 Stage de bajiquan

Les 5 et 6 novembre, le maître de wushu LIU Lianjun a donné un enseignement de baijiquan 八极拳à une trentaine de participants. Le baijiquan est un style pratiqué surtout dans le nord de la Chine. Le terme baji signifie « huit extrémités » et fait référence aux huit extrémités du corps utilisées pour frapper, à savoir la tête, les épaules, les hanches, les poings, les coudes, les genoux, le fessier (région glutéale) et les pieds. La notion « d’énergie explosive » (bao fali爆发力) est un élément central des mouvements du baijiquan où la force de frappe est à la fois interne – c’est-à-dire qu’elle prend son origine dans le dantian 丹田[1] puis circule à l’intérieur du corps au sein des canaux énergétiques –, mais également explosive dans le sens où elle est déployée brusquement. Les pratiquants de bajiquan présentent souvent ce style par référence à un autre style d’art martial très répandu en Chine, le taijiquan 太极拳: « La sphère civile possède le taijiquan pour pacifier le monde et la sphère martiale possède le bajiquan pour stabiliser l’univers. »[2]

Originaire de Cangzhou dans le Hebei, LIU Lianjun fait partie de la 8e génération de maîtres de bajiquan 八极拳 de la lignée Wu. Il a appris le bajiquan auprès du maître WU Lianzhi qui est lui-même le descendant de WU Zhong (1712-1802)[3] auquel la création du style est attribuée. La famille Wu est présente depuis WU Zhong dans la ville de Cangzhou qui est aujourd’hui un lieu intimement associé à la pratique du wushu. D’après une tradition orale, la position géographique de Cangzhou, située le long des canaux reliant Pékin à Tianjin, aurait fait de cette ville un carrefour attirant les commerçants, les bandits et les soldats. Cette particularité aurait favorisé le développement des arts martiaux dans cette région. En 2006, les 53 styles de wushu présents à Cangzhou ont été enregistrés comme patrimoine immatériel national[4].

LIU Lianjun a la particularité de se positionner à la fois dans la pratique héritée de la famille Wu et dans les nouvelles pratiques sportives de compétition. Il a adapté plusieurs enchaînements de mouvements, désignés par le terme de taolu 套路, avec lesquels ses disciples ont gagné de nombreux titres lors de compétitions en Chine et dans le monde. En effet, LIU Lianjun a adapté efficacement ses taolu pour les rendre compatibles avec les particularités de la pratique compétitive. Cela s’observe par exemple dans le rythme des séquences gestuelles, dont la durée d’exécution (environ une minute) est pensée pour la compétition, ainsi que dans les enchaînements dynamiques de mouvements, entrecoupés de pauses statiques marquant distinctement les différentes parties. Des changements ont été introduits dans la structure corporelle des gestes, notamment en exécutant certaines postures plus bas et en ouvrant plus le corps au niveau du thorax. Durant l’enseignement, il arrive que LIU Lianjun explique un même mouvement dans deux versions différentes: l’une représentant la « compétition » (bisai 比赛) et l’autre « l’application » (shiyong 使用) – la deuxième désigne ici le geste tel qu’il est pratiqué dans les taolu traditionnels de la lignée Wu.

Le maître LIU Lianjun et son disciple Maxime Rittener

Durant le stage, Liu n’a pas abordé les aspects sportifs des taolu. À la demande de ses élèves, il a mis l’accent sur « l’application » de ces mouvements en situation de combat. Liu a transmis un taolu classique de la lignée Wu, nommé « petit bajiquan » 小八极拳 , et qui est conçu comme une introduction au bajiquan. Liu avait apporté un exemplaire des explications illustrées de ce taolu publiées par le Bureau de l’éducation de la ville de Cangzhou en 2009[5]. Après une introduction générale au bajiquan, LIU Lianjun a enseigné les 11 mouvements e ce taolu en respectant une même structure pour chaque session d’entraînement (matin et après-midi).

Chaque jour il commençait par un échauffement articulaire commun, puis il enseignait un mouvement en l’accomplissant plusieurs fois avec les participants. Lorsque ces derniers étaient capables d’exécuter le mouvement par eux-mêmes, LIU Lianjun séparait les participants en petits groupes de 2 à 3 personnes afin de travailler les usages du mouvement sur un adversaire. Pour chaque mouvement, il donnait plusieurs variations suivant la situation dans laquelle se trouvent le pratiquant et l’adversaire. Régulièrement, il faisait passer les élèves individuellement devant tout le monde pour leur donner un retour personnalisé, et peut-être aussi pour mettre en valeur le travail de chacun.

Le samedi soir, suivant l’usage lors des stages d’arts martiaux, Liu a partagé un repas avec les participants et échangé informellement avec les élèves. En Chine, de manière générale, et particulièrement dans le wushu, on estime que le savoir ne se transmet pas qu’à l’entraînement, mais aussi dans toute situation de la vie de tous les jours où l’élève accompagne son maître.

Il faut souligner que la structure du stage décrit ci-dessus correspond à une habitude partagée par la plupart des écoles de wushu en Suisse. Durant les deux journées, les pratiquants ont l’opportunité d’être en contact avec la principale figure d’autorité qui correspond au savoir transmis au sein de ces écoles. Le stage est aussi l’occasion pour les écoles de mettre en avant leur pratique à travers leur affiliation avec le maître invité et d’échanger avec les autres écoles. Pour la recherche scientifique portant sur les arts martiaux qui est au cœur de mon propre travail à l’Université de Genève, le savoir corporel transmis durant ce type d’événement est une donnée pertinente pour l’analyse. Dans le cas de LIU Lianjun, il était intéressant de noter que ce maître a non seulement un taolu suffisamment court et basique pour pouvoir être enseigné en quelques sessions, mais qu’il utilise également une méthode d’enseignement rendant possible l’assimilation rapide des techniques et de leur application. Cette méthode diffère grandement de celle utilisée par LIU Lianjun avec ses disciples, qui doivent répéter inlassablement un petit nombre de mouvements de bases avant d’apprendre le taolu. On pouvait ainsi discerner, chez LIU Lianjun, une stratégie d’adaptation de sa pratique à ce type d’événements, auquel il a l’habitude de participer.

Cette contribution a été relue par Pascale Bugnon et Maxime Rittener

PORCHET, Pierrick. « L’interprétation des arts martiaux chinois ». In Blog Scientifique de l’Institut Confucius, Université de Genève. Lien permanent: https://ic.unige.ch/?p=1092, consulté le 04/25/2024.

 

[1] Le dantian est situé environ 10 cm en dessous du nombril et est décrit comme étant à la fois le centre de gravité du corps et l’origine de la force de frappe.

[2] Wen you taiji an tianxia, wu you baji ding qiankun文有太极安天下,武有八级定乾坤. Les notions de sphères civiles et militaires – désignées respectivement par les caractères wen 文 et wu 武 – renvoient à l’organisation traditionnelle des affaires d’état séparées en affaires civiles et affaires militaires. Aujourd’hui, dans le milieu des arts martiaux, ces notions sont parfois utilisées pour distinguer le domaine des arts martiaux d’un côté et d’autres domaines du savoir – particulièrement ceux dispenser à l’école – d’un autre côté. Le nom de l’école dont Liu Lianjun est le directeur, qui fonctionne comme une école publique avec une emphase particulière sur l’éducation physique- contient par exemple la combinaison des deux notions: wenwu xuexiao文武学校. Sur cette question, voir : Boretz, Avron, Gods, Ghosts, and Gansters: Ritual Violence, Martial Arts, and Masculinity on the Margins of Chinese Society, University of Hawai’i Press, 2011, notamment pp. 40-43 et 51-55.

[3] Une biographie de Wu Zhong, comprenant son parcours de pratiquant, est présente dans les Annales du compté de Cang沧县志 publié en 1933. Les dates de naissance et de mort varient sensiblement de sources en sources. Celles utilisées ici sont celles des archives de la famille Wu. Voir la page concernant Wu Zhong sur le site internet du bajiquan de la famille Wu: Url: http://www.wsbjq.com/Article/ShowArticle.asp?ArticleID=34 (consultée le 03.07.2017).

[4]  Patrimoine culturel immatériel chinois, liste nationale: Url: http://www.ihchina.cn/5/10909.html (consultée, le 15.06.2017).

[5] 沧州市教育局,沧州市文化体育局,教材(行):小八极拳,2009.[:en]Pierrick Porchet

Du 4 au 6 novembre 2016, l’Institut Confucius de l’Université de Genève a organisé une série d’activités autour des arts martiaux chinois que l’on désigne communément, en République populaire de Chine, par le terme générique wushu 武术. Une conférence publique a été organisée, et celle-ci a été suivie d’un stage en la présence d’un maître de bajiquan.

La conférence du professeur WANG Gang de l’Université des Sports de Wuhan, intitulée « Une interprétation des arts martiaux chinois », a porté sur la théorie et la pratique du wushu, ainsi que les spécificités et le développement des différentes formes d’arts martiaux. Ses recherches mêlent plusieurs cadres théoriques et méthodologiques issus de différentes disciplines telles que l’histoire, la sociologie, les études culturelles ou la philosophie. Ses travaux ont été publiés principalement dans des revues de sciences du sport (Sport Science, China Sport Science and TechnologyBeijing Sport University Journal, notamment).

Durant sa présentation, WANG Gang a partagé ses réflexions quant aux caractéristiques du wushu et la mise en évidence de sa pratique en Chine. Pour ce faire, il a présenté les différents contextes dans lesquels le wushu se manifeste, ainsi que les significations auxquelles ces pratiques sont associées.

Le wushu est tout d’abord une technique de combat – dérivée des arts de guerres à travers un long processus historique – dans laquelle l’efficacité pure a progressivement laissé la place à d’autres considérations, notamment artistiques. Au-delà de la technique martiale, le pratiquant recherche souvent un état corporel d’harmonie et une perfection du geste, où il se focalise sur le processus même de la pratique sans viser un résultat concret ou quantifiable. Le résultat de la pratique se manifeste ensuite dans la progression même du pratiquant – sa maitrise de plus en plus complète des techniques. En Chine, on appelle cette maitrise le gongfu 功夫, et ce terme est devenu courant pour désigner le niveau d’un pratiquant, aussi bien dans le wushu que dans d’autres pratiques artistiques (par exemple en calligraphie). Au sein de celles-ci, l’accomplissement est compris comme le processus par lequel le pratiquant s’améliore (la personne améliore son gongfu), si bien qu’il est capable de mobiliser des techniques de plus en plus complexes. L’accomplissement n’est donc pas jugé par l’excellence de l’œuvre en elle-même, mais par la maitrise que l’artiste mobilise pour la création de l’œuvre que constitue sa pratique. Cette maitrise est un processus sans fin, car il s’agit de toujours s’améliorer et de créer de nouvelles choses.

Dans ce processus de perfectionnement, le savoir qui est transmis ne concerne pas uniquement l’apprentissage des techniques; le pratiquant doit également apprendre les « rites » 礼 et la  « morale » 德 qui en découlent. Ce que l’on appelle la « morale martiale » 武德 désigne les valeurs qui sont transmises à travers la pratique du wushu. Lorsque les pratiquants sont questionnés sur la notion de morale, ils répondent en indiquant le type d’actions ou de comportements qui sont autorisés ou interdits. Mais la dimension éducative du wushu n’apparaît pas uniquement dans ce type de règles. En effet, la théorie du combat, et la pensée qui la soutient, contiennent également des outils qui concernent la vie courante. Par exemple, la « recherche d’équilibre » 求平衡 (équilibrer les gestes offensifs et défensifs), le « timing » 用适时 (effectuer la bonne action au bon moment),ou encore  » l’ alternance » 寻转度 (alterner entre un état passif et un état actif) peuvent être appliqués dans la vie quotidienne pour s’améliorer en tant que personne. Les principes acquis à travers la pratique sont intériorisés et fonctionnent à un niveau pré-réflexif. En cela, le wushu n’occupe pas le même terrain que l’éducation classique.

Enfin, la pratique du wushu est également associée à la recherche de longévité, idée centrale dans la représentation du corps et de la santé en Chine. Le pratiquant y cultive une certaine vitalité du corps qui ne se comprend pas uniquement comme un renforcement musculaire, mais également comme un renforcement « interne » 内在 par la circulation fluide et naturelle du « souffle » qi 气. En cela, le wushu se distingue d’autres pratiques corporelles et agit à plusieurs niveaux sur la santé du pratiquant.

Selon WANG Gang, le wushu doit donc être interprété comme une technique de combat caractérisée par la recherche artistique d’un état corporel harmonique dont le cœur se manifeste au niveau social ; d’une part, par sa fonction éducative et, d’autre part, par les bienfaits qu’elle apporte à la santé des pratiquants.

 Stage de bajiquan

Les 5 et 6 novembre, le maître de wushu LIU Lianjun a donné un enseignement de baijiquan 八极拳à une trentaine de participants. Le baijiquan est un style pratiqué surtout dans le nord de la Chine. Le terme baji signifie « huit extrémités » et fait référence aux huit extrémités du corps utilisées pour frapper, à savoir la tête, les épaules, les hanches, les poings, les coudes, les genoux, le fessier (région glutéale) et les pieds. La notion « d’énergie explosive » (bao fali爆发力) est un élément central des mouvements du baijiquan où la force de frappe est à la fois interne – c’est-à-dire qu’elle prend son origine dans le dantian 丹田[1] puis circule à l’intérieur du corps au sein des canaux énergétiques –, mais également explosive dans le sens où elle est déployée brusquement. Les pratiquants de bajiquan présentent souvent ce style par référence à un autre style d’art martial très répandu en Chine, le taijiquan 太极拳: « La sphère civile possède le taijiquan pour pacifier le monde et la sphère martiale possède le bajiquan pour stabiliser l’univers. »[2]

Originaire de Cangzhou dans le Hebei, LIU Lianjun fait partie de la 8e génération de maîtres de bajiquan 八极拳 de la lignée Wu. Il a appris le bajiquan auprès du maître WU Lianzhi qui est lui-même le descendant de WU Zhong (1712-1802)[3] auquel la création du style est attribuée. La famille Wu est présente depuis WU Zhong dans la ville de Cangzhou qui est aujourd’hui un lieu intimement associé à la pratique du wushu. D’après une tradition orale, la position géographique de Cangzhou, située le long des canaux reliant Pékin à Tianjin, aurait fait de cette ville un carrefour attirant les commerçants, les bandits et les soldats. Cette particularité aurait favorisé le développement des arts martiaux dans cette région. En 2006, les 53 styles de wushu présents à Cangzhou ont été enregistrés comme patrimoine immatériel national[4].

LIU Lianjun a la particularité de se positionner à la fois dans la pratique héritée de la famille Wu et dans les nouvelles pratiques sportives de compétition. Il a adapté plusieurs enchaînements de mouvements, désignés par le terme de taolu 套路, avec lesquels ses disciples ont gagné de nombreux titres lors de compétitions en Chine et dans le monde. En effet, LIU Lianjun a adapté efficacement ses taolu pour les rendre compatibles avec les particularités de la pratique compétitive. Cela s’observe par exemple dans le rythme des séquences gestuelles, dont la durée d’exécution (environ une minute) est pensée pour la compétition, ainsi que dans les enchaînements dynamiques de mouvements, entrecoupés de pauses statiques marquant distinctement les différentes parties. Des changements ont été introduits dans la structure corporelle des gestes, notamment en exécutant certaines postures plus bas et en ouvrant plus le corps au niveau du thorax. Durant l’enseignement, il arrive que LIU Lianjun explique un même mouvement dans deux versions différentes: l’une représentant la « compétition » (bisai 比赛) et l’autre « l’application » (shiyong 使用) – la deuxième désigne ici le geste tel qu’il est pratiqué dans les taolu traditionnels de la lignée Wu.

Le maître LIU Lianjun et son disciple Maxime Rittener

Durant le stage, Liu n’a pas abordé les aspects sportifs des taolu. À la demande de ses élèves, il a mis l’accent sur « l’application » de ces mouvements en situation de combat. Liu a transmis un taolu classique de la lignée Wu, nommé « petit bajiquan » 小八极拳 , et qui est conçu comme une introduction au bajiquan. Liu avait apporté un exemplaire des explications illustrées de ce taolu publiées par le Bureau de l’éducation de la ville de Cangzhou en 2009[5]. Après une introduction générale au bajiquan, LIU Lianjun a enseigné les 11 mouvements e ce taolu en respectant une même structure pour chaque session d’entraînement (matin et après-midi).

Chaque jour il commençait par un échauffement articulaire commun, puis il enseignait un mouvement en l’accomplissant plusieurs fois avec les participants. Lorsque ces derniers étaient capables d’exécuter le mouvement par eux-mêmes, LIU Lianjun séparait les participants en petits groupes de 2 à 3 personnes afin de travailler les usages du mouvement sur un adversaire. Pour chaque mouvement, il donnait plusieurs variations suivant la situation dans laquelle se trouvent le pratiquant et l’adversaire. Régulièrement, il faisait passer les élèves individuellement devant tout le monde pour leur donner un retour personnalisé, et peut-être aussi pour mettre en valeur le travail de chacun.

Le samedi soir, suivant l’usage lors des stages d’arts martiaux, Liu a partagé un repas avec les participants et échangé informellement avec les élèves. En Chine, de manière générale, et particulièrement dans le wushu, on estime que le savoir ne se transmet pas qu’à l’entraînement, mais aussi dans toute situation de la vie de tous les jours où l’élève accompagne son maître.

Il faut souligner que la structure du stage décrit ci-dessus correspond à une habitude partagée par la plupart des écoles de wushu en Suisse. Durant les deux journées, les pratiquants ont l’opportunité d’être en contact avec la principale figure d’autorité qui correspond au savoir transmis au sein de ces écoles. Le stage est aussi l’occasion pour les écoles de mettre en avant leur pratique à travers leur affiliation avec le maître invité et d’échanger avec les autres écoles. Pour la recherche scientifique portant sur les arts martiaux qui est au cœur de mon propre travail à l’Université de Genève, le savoir corporel transmis durant ce type d’événement est une donnée pertinente pour l’analyse. Dans le cas de LIU Lianjun, il était intéressant de noter que ce maître a non seulement un taolu suffisamment court et basique pour pouvoir être enseigné en quelques sessions, mais qu’il utilise également une méthode d’enseignement rendant possible l’assimilation rapide des techniques et de leur application. Cette méthode diffère grandement de celle utilisée par LIU Lianjun avec ses disciples, qui doivent répéter inlassablement un petit nombre de mouvements de bases avant d’apprendre le taolu. On pouvait ainsi discerner, chez LIU Lianjun, une stratégie d’adaptation de sa pratique à ce type d’événements, auquel il a l’habitude de participer.

Cette contribution a été relue par Pascale Bugnon et Maxime Rittener

PORCHET, Pierrick. « L’interprétation des arts martiaux chinois ». In Blog Scientifique de l’Institut Confucius, Université de Genève. Lien permanent: https://ic.unige.ch/?p=1092, consulté le 04/25/2024.

 

[1] Le dantian est situé environ 10 cm en dessous du nombril et est décrit comme étant à la fois le centre de gravité du corps et l’origine de la force de frappe.

[2] Wen you taiji an tianxia, wu you baji ding qiankun文有太极安天下,武有八级定乾坤. Les notions de sphères civiles et militaires – désignées respectivement par les caractères wen 文 et wu 武 – renvoient à l’organisation traditionnelle des affaires d’état séparées en affaires civiles et affaires militaires. Aujourd’hui, dans le milieu des arts martiaux, ces notions sont parfois utilisées pour distinguer le domaine des arts martiaux d’un côté et d’autres domaines du savoir – particulièrement ceux dispenser à l’école – d’un autre côté. Le nom de l’école dont Liu Lianjun est le directeur, qui fonctionne comme une école publique avec une emphase particulière sur l’éducation physique- contient par exemple la combinaison des deux notions: wenwu xuexiao文武学校. Sur cette question, voir : Boretz, Avron, Gods, Ghosts, and Gansters: Ritual Violence, Martial Arts, and Masculinity on the Margins of Chinese Society, University of Hawai’i Press, 2011, notamment pp. 40-43 et 51-55.

[3] Une biographie de Wu Zhong, comprenant son parcours de pratiquant, est présente dans les Annales du compté de Cang沧县志 publié en 1933. Les dates de naissance et de mort varient sensiblement de sources en sources. Celles utilisées ici sont celles des archives de la famille Wu. Voir la page concernant Wu Zhong sur le site internet du bajiquan de la famille Wu: Url: http://www.wsbjq.com/Article/ShowArticle.asp?ArticleID=34 (consultée le 03.07.2017).

[4]  Patrimoine culturel immatériel chinois, liste nationale: Url: http://www.ihchina.cn/5/10909.html (consultée, le 15.06.2017).

[5] 沧州市教育局,沧州市文化体育局,教材(行):小八极拳,2009.[:]