Pluralisme alimentaire et religieux. Comparer la Chine et le monde méditerranéen

Pascale Bugnon

Les vendredi 21 et samedi 22 septembre 2018, l’Institut Confucius a accueilli son deuxième colloque international d’Histoire des religions, organisé en collaboration avec l’Unité d’anthropologie et d’histoire des religions et sous la direction scientifique du professeur Vincent Goossaert (EPHE/PSL). Ce programme, qui se répète tous les deux ans, contribue à une approche transversale et comparatiste du phénomène religieux chinois. Pour ce faire, la thématique choisie et discutée lors de ces deux journées de conférences fut celle du pluralisme alimentaire et religieux en Chine et dans le monde méditerranéen dans une perspective historique longue (de l’Antiquité à nos jours). La notion de pluralisme alimentaire englobe des attitudes et approches diverses vis-à-vis des sacrifices et des aliments sacrificiels, existant tant dans le monde chinois que dans le monde méditerranéen, allant du rejet radical du sacrifice et du végétarisme aux tabous sélectifs sur des animaux et des viandes spécifiques, mais également dans des situations de partage alimentaire ou d’évitement.

À travers dix présentations issues de différentes approches disciplinaires (anthropologie, sociologie, histoire, études religieuses, philosophie), les participants ont mené des réflexions comparatives, explorant ainsi deux mondes qui abritent depuis fort longtemps une diversité religieuse dont les marqueurs d’identification et d’appartenance sont fortement délimités par les pratiques alimentaires, faisant ainsi écho à la célèbre maxime d’Anthelme Brillat-Savarin : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es ». Pour en rendre compte, plusieurs axes thématiques ont été établis pour discuter de ces phénomènes : le manger ensemble, les discours sur l’alimentation, les tabous carnés et les nourritures spirituelles et matérielles.

L’art du manger ensemble

À partir d’un terrain réalisé dans le sud de l’Italie pendant la Semaine sainte qui, au cours d’une procession, montrait un misteri intitulé « Dalla Cena Ebraïca all’ultima Cena », Claudine Vassas (CNRS) analyse la manière dont le rite suggère, au moyen d’un repas dédoublé, le passage de la Pâque juive à la Pâque chrétienne. Ce moment fondateur, que les Évangiles situent la veille de la mort du Christ et nomment « le dernier repas », a par ailleurs été amplement représenté par la peinture et a suscité bien des controverses au XVIe siècle. Ainsi Véronèse fut poursuivi par l’Inquisition pour avoir représenté dans son Ultima cena un repas plus juif que chrétien. L’objet du débat résidait dans la présence de viande d’agneau sur la table. Or ce dernier est la nourriture emblématique des Juifs avec lesquels il faut rompre en ce jour. Mettant en perspective l’agneau et le cochon et leur consommation rituelle à Pâques, Claudine Vassas montre comment, en choisissant explicitement le cochon comme marque sensible de cette coupure, les chrétiens, en renouant après un long Carême, réitèrent le passage de l’Ancienne à la Nouvelle Loi et affirment par là leur identité.

La présentation de CAO Xinyu (Université Renmin) intitulée « Eating vegetable and serving the demon: identity politics of late imperial China » retrace l’histoire des régimes de type végétarien et carnivore en Chine ancienne. Les premiers récits sur la nourriture carnée étaient centrés sur les offrandes sacrificielles impériales et lignagères, dont le partage entre les divers protagonistes suite aux cérémonies était strictement soumis au rang et à l’identité de ces derniers. Le prestige social associé à la consommation de viande provoqua une rupture nette avec la pratique végétarienne issue de la tradition confucéenne qui, par la suite, devint une source importance de critiques. En effet, la tradition végétarienne monastique du bouddhisme chinois Han et de ses adeptes laïcs s’était unie à la tradition végétarienne confucéenne, rendant dès lors les mouvements végétariens plus visibles. Ces regroupements affinitaires végétariens ont été la base d’accusations commodes par les lettrés et magistrats de la dynastie Song, qui les dénommaient par le vocable chicai shimo 吃菜事魔 (« manger des légumes et servir les démons »), terme dépréciatif qui les caractérisait comme des sectes séditieuses et immorales et qu’il fallait combattre. Cette terminologie, rarement utilisée postérieurement à la dynastie Song, a inopportunément été reprise par un certain nombre de chercheurs du XXe siècle comme étant une preuve de la pratique manichéiste de la Chine impériale tardive : on pensait en effet que le caractère chinois mo 魔, issu d’une traduction bouddhiste de Mara, la personnification du démon, avait peut-être été inspiré par un de ces homophones mo 摩, que l’on retrouve dans le mot moni ou mani, traduction chinoise du nom du fondateur du manichéisme. Cependant, des études récentes sur les sectes végétariennes chinoises montrent que ces mouvements en Chine impériale tardive ne se mêlent en fait jamais au manichéisme.

Les discours religieux sur les aliments

ZHANG Xuesong (Université Renmin) nous a présenté la « notion chinoise de vitalité issue des aliments sanglants (xueshi shengqi 血食生气) ». Les religions chinoises dites traditionnelles, incluant le confucianisme, le bouddhisme, le taoïsme et les religions “populaires“ peuvent être classifiées selon la présence ou non de sacrifices et nourritures sanglantes autorisés dans chacune de ces religions. Dans le confucianisme et la plupart des religions “populaires“ chinoises, les gens offraient des sacrifices sanglants au Ciel, aux ancêtres royaux et aux dieux de la terre (she 社). A contrario, dans le bouddhisme, le taoïsme et dans certains cultes “populaires“, les gens offraient des sacrifices au Bouddha et autres dieux avec une nourriture végétarienne. Plutôt que d’opposer deux systèmes, il faudrait les percevoir comme des interprétations différenciées issues d’une même base, comme l’a bien souligné Maurice Freedman : “Elite and peasant religion rest upon a common base, representing two versions of one religion that we may see as idiomatic translation of each other” (Freedman, 1974: 37). Le confucianisme et la plupart des religions “populaires“ chinoises partageaient la même notion religieuse d’ « énergie vitale provenant d’aliments sanglants » alors que le bouddhisme, le taoïsme et les sociétés végétariennes avaient des conceptions très différentes des dieux et des âmes.

Thierry Zarcone (CNRS/GSRL), quant à lui, a présenté “Le symbolisme du cru et du cuit dans le soufisme turco-persan”. Sa contribution a mis l’accent sur le rôle joué par la cuisine, la nourriture et sa consommation fraternelle dans le mysticisme musulman (soufisme), en particulier en Turquie, en Asie centrale et dans le sous-continent indien. Plus précisément, il a analysé le processus initiatique soufi en tant qu’opération de cuisson qui transforme le « cru », à savoir un homme immature, en « cuisiné », c’est-à-dire en un homme mûr, ou pour le dire autrement, en un homme parfait. En prenant l’exemple de deux ordres soufis turcs bien connus, les derviches tourneurs (Mevleviye) et le bektashisme, il apparaît que le processus initiatique dans les deux ordres est dirigé par le « cuisinier en chef » (asçı dede) qui a pour tâche de « cuisiner le cru », c’est-à-dire initier le novice. Dans le cas du bektashisme, le processus « cru-cuit » est intégré à un rituel de danse appelé « Danse des Quarante ». De même, parmi les derviches tourneurs, le paradigme du cru a laissé son empreinte sur la tunique de danse portée par ces derviches lors de leur rituel dansé. Le nom de cette tunique est tennure et vient du Coran (11:40); cela signifie un « four » ou un « fourneau » (en arabe: tannûr). L’explication est que la tunique de danse incarne le four dans lequel le soufi est préparé lors de la danse et qu’il est, par conséquent, amené à un état de perfection spirituelle par son entremise.

Finalement, l’intervention de Vincent Durand-Dastès (Inalco) a porté sur l’analyse de récits en langue vernaculaire de l’époque impériale tardive sur des plantes dont la consommation était interdite aux praticiens bouddhistes et taoïstes, à savoir les « Cinq plantes piquantes » (oignon, ail, etc.). Si ces plantes étaient initialement interdites pour des raisons rituelles ou hygiéniques, les récits impériaux tardifs où elles paraissent tendent à lier leur consommation à ce qui pourrait être considéré comme le péché capital : la mise à mort d’animaux. Ainsi, une histoire raconte comment l’ail est apparu après qu’une impératrice pêcheuse ait tenté en vain de tromper un saint moine en lui faisant manger des raviolis de viande de chien : ces derniers, enfouis dans le jardin par le moine, ont germé sous terre et plus tard, ont donné naissance à la plante connue de nos jours comme ail… Ce n’est donc pas à cause de son odeur que l’ail devrait être évité, mais à cause de son arôme qui cache une puanteur plus mortelle et dégoûtante, celle de la chair en décomposition. Une autre anecdote concerne le tofu, aliment couramment utilisé comme substitut carné dans de nombreux plats végétariens, mais critiqué pour avoir été considéré comme une sorte de pâte à la viande. Son nom même fu 腐 est composé par l’élément de caractère de la « viande » rou 肉. Comme il est le produit d’un processus culinaire trop sophistiqué, il est susceptible de porter un miasme à la viande, contrairement à un régime plus pur composé de légumes simplement cuits, le seul qui devrait être considéré comme exempt de tout lien avec l’assassinat d’animaux.

La prégnance des tabous carnés

Anna Angelini (Université  de Lausanne) a présenté une contribution intitulée « Food avoidance and the construction of Jewish identity in antiquity: between discourse and practice ». À travers l’analyse de la Lettre d’Aristée, les préceptes alimentaires sont présentés comme un paradigme dans toute la Torah. Cependant, le résumé des lois diététiques fourni par l’auteur de la lettre ne cite que rarement les textes bibliques, et montre en fait un degré considérable d’interprétation de ces lois. Ainsi, Anna Angelini examine la relation entre la tradition biblique et les référents culturels grecs dans la présentation des lois diététiques et sacrificielles de la lettre d’Aristée, à la lumière d’autres textes de la période du Second Temple qui montrent une réception de ces lois (ex. Philon, Flavius Josèphe, ou manuscrits de Qumran). Ce processus lui permet de soutenir que, bien que la représentation des lois alimentaires dans la Lettre soit essentielle à la formation de l’identité des Juifs hellénistiques, elle n’offre encore que peu de preuves quant à la pratique et au contenu d’un régime halakhah.

La communication de Vincent Goossaert lui a donné l’occasion de revenir sur son ouvrage L’interdit du bœuf en Chine. Agriculture, éthique et sacrifice (Paris, Collège de France, 2005) où il montrait comment l’interdit de viande bovine permettait de cimenter des identités sociales et religieuses dans les sociétés chinoises du second millénaire. Il a complété ce travail antérieur par une exploration des matériaux très riches concernant les interdits alimentaires qui se trouvent dans les livres de morale (shanshu 善书) de la fin de l’époque impériale. Il a insisté sur le rapport entre ces interdits et le discours eschatologique, montrant notamment comment des catastrophes majeures, comme la guerre des Taiping (1851-1864), furent expliquées par les lettrés comme une conséquence logique du meurtre d’animaux et la consommation de viande.

Misgav Har-Peled (Centre Edgar Morin, EHESS/CNRS) a discuté de la thématique de l’interdit du porc de l’Antiquité à nos jours, en revenant sur l’éternelle question des origines de ce tabou alimentaire, mettant en exergue cette pratique entre le particularisme et l’universalisme. Derrière cette « obsession des origines » se cachent souvent des jugements négatifs implicites sur ce qui est perçu comme un vestige des temps primitifs, une tradition fossilisée ou une coutume irrationnelle et archaïque. Misgav Har-Peled soutient que l’une des raisons de cette incompréhension, voire de cette hostilité en Occident correspond à un aspect fondamental de la tradition universaliste occidentale : l’idéal de la commensalité universelle c’est-à-dire de la fraternité humaine se manifeste autour du partage de la même nourriture. Un idéal que nous observons aussi bien dans les anciens discours sur le cosmopolitisme du monde gréco-romain, dans le christianisme, la modernité et même dans l’hypermodernité actuelle.

Les nourritures spirituelles et matérielles

L’intervention de Youri Volokhine (Université de Genève) porte sur la notion d’ « interdits alimentaires » dans le cadre de la civilisation de l’Égypte ancienne. L’examen précis de la documentation montre que différents interdits ont pu concerner tel ou tel type d’aliments, mais jamais ces interdits ne sont permanents. Ils sont liés à des périodes particulières, ou à des contextes déterminés. Dans tous les cas, ces interdits sont sacerdotaux : ils concernent essentiellement le monde des temples et des prêtres, et en aucun cas ne sont généralisables à la société tout entière. Ces interdits sacerdotaux portent généralement soit sur des animaux habituellement consommés, mais pris en mauvaise part dans les réseaux d’un système mythologique particulier, propre parfois à une région seulement. Ainsi, le système peut sembler contradictoire à l’échelle de l’Égypte : telle espèce rejetée ici par défaut de pureté est au contraire indifférente ailleurs. Il existe aussi des mises à l’écart par excès de « sacralité » : tel animal peut (mais pas nécessairement) être localement exclu de l’alimentation, car mis en lien avec l’animal « sacré » d’une région (lié à la théologie du dieu local). En outre, aucun de ces interdits ponctuels ne se présente de manière identitaire. En revanche, il faut remarquer que dans la pensée grecque, les interdits (ponctuels) égyptiens sont liés aussi à des préceptes ressentis comme analogues, mais dans le monde judéen.

En dernier lieu, James Robson (Université de Harvard), a esquissé quelques réflexions sur le « langage à propos de la nourriture dans le bouddhisme chinois » qui a permis de questionner le discours alimentaire sur le bouddhisme sous le terme générique de végétarisme, terme à la fois limité et trompeur, et d’affiner la terminologie utilisée afin de ne pas perpétuer certaines idées fausses. À ce titre, le chercheur préfère utiliser les expressions « aliments bouddhistes » ou « régimes bouddhistes », car, malgré une emphase faite sur la viande, les pratiques alimentaires bouddhiques englobent des préceptes plus larges, sur certaines plantes (principalement issu du genre des allium comme l’ail, l’oignon, les poireaux, etc.), l’acquisition des aliments, ou encore les boissons. Ainsi, bon nombre des préoccupations qui ont motivé les questions et préoccupations des bouddhistes modernes et des chercheurs qui discutent du végétarisme en relation avec l’éthique animale tendent à ne pas faire partie du discours bouddhiste primitif (même si, dans certains cas, des questions de causalité karmique entrent dans la discussion). En conséquence, les éléments de preuve figurant dans les premiers textes chinois du Vinaya concernent essentiellement l’interdiction de certains aliments et la question connexe (bien que souvent négligée) du lien entre le temps et la consommation alimentaire (en particulier en ce qui concerne les jours de jeûne (chin. zhai 齋, skt. uposatha). Ce faisant, James Robson a par la suite examiné le langage alimentaire par rapport à la viande, aux « Cinq Saveurs Âcres » (wuxin 五辛), aux boissons, aux termes minoratifs utilisés pour décrire les autres et le rôle des restes.

Ce panorama des postures alimentaires a permis de rapprocher et d’affiner la compréhension de ces dynamiques par l’analyse comparée des données. Si les aliments et leur consommation occasionnent non seulement un processus fédérateur, ils peuvent également insinuer un état ambivalent, créant des différences, des divisions et des frontières entre nous et les Autres. En d’autres termes, l’alimentation crée des distinctions entre des groupes, des catégories de genre, des classes socio-économiques, etc., et bien sûr, entre des traditions religieuses, ce que l’ensemble des présentations a bien démontré.

Cette contribution a été relue par Vincent Goossaert et Youri Volokhine

BUGNON, Pascale. «Pluralisme alimentaire et religieux. Comparer la Chine et le monde méditerranéen». In Blog Scientifique de l’Institut Confucius, Université de Genève. Lien permanent: https://ic.unige.ch/?p=1213, consulté le 04/23/2024.