De la comparaison, avec Howard S. Becker

[:fr]Manon Widmer

Afin de développer les techniques de comparaison utilisées par notre Institut dans ses activités entre Chine et Occident, nous nous sommes associés avec le Département de sociologie de l’Université de Genève pour inviter le célèbre sociologue américain Howard S. Becker. Ce dernier est resté quelques jours à Genève durant lesquels nous avons bénéficié de discussions et d’échanges avec lui. Suivant l’usage pour ce blog scientifique, je résume ci-dessous les éléments principaux que j’ai relevés durant ces deux journées afin de les partager avec les personnes qui n’auraient pas eu la possibilité d’y assister.

La conférence publique de Howard S. Becker du 15 novembre 2012, intitulée Reasoning from Cases: Some Uses of Comparison, a attiré une foule considérable à Uni Mail si bien qu’une partie du public a dû rester à l’extérieur de la salle. En introduction, la professeure Mathilde Bourrier, directrice du Département de sociologie, a souligné l’importance des travaux de Becker pour les sciences sociales et le fréquent usage qu’elle fait de ses conseils et astuces méthodologiques dans son propre travail. Elle a donné pour exemple la célèbre « ficelle »[1] de Becker qui souligne l’importance, pour le sociologue, de poser dans ses enquêtes la question du « comment » plutôt que celle du « pourquoi » : comment les individus font-ils, ensemble, ce qu’ils font, et non pas, dans un premier temps au moins, pour quelles raisons ou justifications ils agissent ainsi. Elle s’est également réjouie de cette occasion offerte aux étudiants en sociologie d’entendre et de rencontrer en chair et en os l’un des « classiques » de cette discipline.

En français puis en anglais, Howard S. Becker a tout d’abord posé les bases du principe de comparaison comme outil d’analyse : « La stratégie de recherche consiste à comparer deux éléments qui ont quelque chose en commun, puis de voir où ils diffèrent. Ensuite, il s’agit de trouver le mécanisme qui fait que les choses fonctionnent comme cela.  » Fidèle à son goût pour l’exemplification et le récit, le chercheur a abordé la comparaison à partir de ses réflexions sur la déviance et les milieux de la drogue, des terrains sur lesquels il a beaucoup travaillé au début de sa carrière. Il a évoqué des récits de consommateurs de drogues, des rapports médicaux, ou encore des statistiques officielles.

C’est par ce processus de comparaison qu’il lui est apparu qu’il se passait quelque chose de pertinent, autrement dit : qui méritait que le chercheur se pose la question du « comment ? ». Que se passe-t-il inside the box, qui fait que des drogués pouvaient ressentir une même substance de différentes manières ? « En 1910, quand vous alliez à la pharmacie, on vous donnait des médicaments et des élixirs qui étaient la plupart du temps des opiacés, comme de la morphine », raconte Howard Becker. À cette époque, aux Etats-Unis, les plus grands consommateurs de morphine sont des consommatrices : il s’agit de femmes d’une cinquantaine d’années qui se voient conseiller ce type de médicament, – leur âge correspondant par ailleurs au début de la ménopause. Mais en 1914, après l’adoption de l’Harrison Act, une loi qui interdit la vente des dérivés d’opium sans prescription médicale, les pharmaciens se voient contraints de cesser de les commercialiser, risquant désormais – de même que leurs clientes – la prison. Les opiacés passent aux mains de l’Etat et ils deviennent un bien illégal, considéré comme dangereux. En parallèle à cette évolution du statut des opiacés, les expériences vécues par les individus qui en consomment changent également. Howard Becker a observé un mouvement similaire avec l’évolution des discours sur les effets de la marijuana ou du LSD. Il a constaté que, quelle que soit la substance, les discours tenus sur ses effets par ceux qui la consomment évoluent en fonction des conceptions qu’ils en ont ; ces dernières sont à leur tour influencées par le contexte de la prise, pas seulement à petite échelle, mais plus largement, notamment par les décisions prises sur les plans juridique et politique.

Après avoir discuté en détail ces études où toutes sortes de comparaisons sont articulées, –entre différents groupes de personnes, différentes périodes de temps, différents contextes juridiques–, Howard Becker a conclu en soulignant qu’au final il n’y a pas de manière juste de savoir comment faire une recherche particulière. « Tout le monde veut savoir comment… Mais tout converge vers une certaine idée, que j’aime bien attribuer au bouddhisme Zen : il faut être attentif. (…) Toutes les méthodes sont bonnes, aucune d’elles n’est la seule méthode. Les méthodes visant à amener de l’ordre dans ces questions n’aboutiront jamais, mais il est bon d’essayer, parce que c’est ainsi que marche la science ». Plus tard, au moment des questions, il a souligné à nouveau ce point en discutant le cadre théorique de la Grounded Theory (qui insiste notamment sur l’usage de la comparaison), qui reste d’après lui simplement une possibilité parmi d’autres.

Le 16 novembre, la réflexion s’est poursuivie à l’Institut Confucius, sur le thème Comparing Everyday Objects from China and the West, et ce sous la forme d’un atelier avec des présentations d’étudiants auxquelles Howard Becker et les professeurs et chercheurs présents ont réagi.

Basile Zimmermann, directeur de l’Institut Confucius et professeur en sinologie, a ouvert la séance en discutant du statut des études chinoises. Celles-ci recourent régulièrement à la comparaison, qui peut être considérée comme un élément de méthode constitutif de cette discipline. D’après lui, les sinologues discutent relativement peu des usages qu’ils font de cet outil, et cette question devient particulièrement intéressante lorsqu’on travaille sur le présent de la Chine: « Les chaires d’études chinoises sont souvent rattachées à des Facultés des lettres. Or, celles-ci travaillent essentiellement sur des objets du passé ; les Départements de sociologie, en revanche, se questionnent beaucoup plus fréquemment sur le présent ». Selon lui, cette différence de focalisation relèverait moins de fondements théoriques que d’habitudes acquises au fil du temps. Toutefois, si rien n’empêche les études chinoises de se questionner sur des objets contemporains, il est nécessaire qu’elles s’en donnent les moyens, d’où l’intérêt de cette matinée qui fait dialoguer sinologie et sciences sociales.

Ammar Halabi, assistant de recherche au Département d’informatique de l’Université de Fribourg, a ensuite présenté son objet de recherche. Il n’étudie ni la Chine, ni la sociologie, mais réfléchit aux liens entre les outils internet et les pratiques en ligne d’une communauté d’internautes syriens, et il cherche à créer un logiciel correspondant à leurs besoins. Cette communauté se trouve à Damas et est constituée de nombreux groupes, chacun avec ses intérêts spécifiques. C’est suite à des insatisfactions dans leur utilisation du réseau social Facebook que certains ont décidé de créer une nouvelle plateforme informatique pour leurs interactions. D’après Ammar Halabi, les activités en ligne prennent beaucoup d’importance en Syrie aujourd’hui. L’une des vocations de la communauté concernée est, par exemple, d’augmenter la quantité de contenus sur la santé disponibles en langue arabe sur Internet –plus particulièrement des articles Wikipedia–, parce qu’il en existe pour le moment très peu. Ammar compare ainsi des usages des médias sociaux, mais à partir de ce qui lui en est visible à distance, depuis la Suisse. En réaction à cette présentation, Howard S. Becker a souligné qu’aux débuts de l’informatique, les ordinateurs étaient comme un outil sans utilité: « Nous avons dû inventer des façons de les utiliser. Autrement dit, d’abord on crée l’objet, puis on découvre comment l’utiliser. Généralement, on procède ainsi pour faire des choses que l’on faisait avant, mais dont on pense que le nouvel outil peut nous aider à les faire mieux. » Il a ensuite posé quelques questions : Comment étudier une communauté en ligne ? Qu’est-ce que l’on essaie d’observer, quelle part peut-on voir ? Qu’est-ce que le groupe, quelles sont ses conditions d’existence ? Ammar a expliqué que la communauté elle-même a de la peine à trouver des noms pour les différents groupes et à savoir ce que sont ces groupes. Becker a alors insisté sur le fait que ce sont les activités qui génèrent les groupes, et que si ces derniers cessent leurs activités, ils disparaissent.

J’ai succédé à Ammar en présentant mon travail de mémoire de master, soutenu récemment, que j’avais consacré à l’étude du site Internet de l’Agence Xinhua (Chine Nouvelle), l’agence de presse officielle de République Populaire de Chine. Dans ce cadre, j’ai utilisé une comparaison afin d’extraire des caractéristiques intrinsèques de Xinhuanet.com, avec pour étalon de mesure le site de Reuters.com. Reuters possédait des caractéristiques similaires à Xinhua, et il m’a servi pour appréhender et mieux comprendre mon objet d’étude. Entre autres, le recours à la comparaison m’a aidé à contourner les idées préconçues que je pouvais avoir (« Xinhuanet.com est un outil de propagande, son information est biaisée; c’est un site monolithique et ennuyeux »). Enfin, la comparaison m’a servi d’outil de contraste : j’observais les informations propagées par deux agences de presse extrêmement influentes et la majeure partie du temps, j’ai constaté qu’elles ne parlaient pas des mêmes événements, ou qu’elles le faisaient dans des perspectives, sinon antagonistes, du moins non consensuelles. La veille, Howard Becker avait souligné que les expériences que nous faisons sont conditionnées par les idées dont nous disposons. Dans le cas de mon objet de recherche, la réalité ne semblait pas être tout le temps la même pour Xinhuanet.com et Reuters.com ; pourtant, les discours sur le monde tel qu’elles le médiatisent peuvent être affichés au même instant sur l’écran de mon ordinateur. Quel monde étais-je alors en train d’expérimenter ?

Après une courte pause, Nadia Sartoretti, collaboratrice scientifique de l’Institut Confucius et doctorante à l’Institut de Hautes Etudes Internationales et du Développement (IHEID) à Genève, nous a exposé certains enjeux de sa thèse, dont le corpus se compose des séries télévisées et films les plus en vogue entre 2006 et 2010, en Inde et en Chine. Nadia Sartoretti s’est, entre autres, interrogée sur les représentations de l’espace dans ces vidéos : elle a ainsi comparé celles qu’en donnent à voir le film 3 Idiots et la série Jinhun (« mariage en or »). Cela lui a permis de dégager deux tendances et de constater des différences significatives dans les contenus. 3 Idiots, comme de nombreux autres films de Bollywood, représente essentiellement des lieux hors du commun, des lieux magnifiés (phénomène qu’elle nomme « prettyfication »), alors que Jinhun situe bon nombre de ses actions dans des espaces de la vie quotidienne en Chine, allant jusqu’à faire se dérouler des dialogues dans les toilettes, ces dernières devenant l’un des espaces de conversation fréquents de la série. Par ailleurs, dans les films indiens qu’elle a étudiés, des villes comme New Delhi et Bombay sont reconnaissables à travers des monuments ou autres indices typiques. Dans les séries chinoises, en revanche, les lieux sont relativement anonymes : alors que l’action de Jinhun se déroule à Pékin, elle pourrait aussi bien avoir lieu ailleurs en Chine : « Toute la Chine peut entrer dans Pékin, et Pékin peut entrer dans toute la Chine », nous explique Nadia. Howard S. Becker a repris les différences évoquées en soulevant la question de l’ordre de ces différences : sont-elles culturelles, ou d’un autre ordre, mais lequel ? Il a rappelé à quel point des objets architecturaux tels que l’Arc de Triomphe ou le Golden Bridge peuvent devenir importants pour des gens, parce qu’ils les ont vus dans des films, citant l’exemple de Vertigo, le film d’Alfred Hitchcock en partie tourné à proximité du lieu où il habite lui-même aujourd’hui à San Francisco.

Basile Zimmermann a pris la parole en dernier, en commençant par montrer une photo d’enveloppe avec son nom, dont l’adresse avait été écrite à la main par Becker l’année précédente, et qu’il a comparée avec le message électronique dans lequel il lui avait transmis ses coordonnées. Sur l’enveloppe, « Zimmermann » était orthographié « Zimmerman », comme c’est souvent le cas pour ce nom de famille aux Etats-Unis, a-t-il expliqué. Puis, on peut lire le nom de la ville suivi par le code postal (l’usage en vigueur en Suisse voudrait qu’il la précède) et, enfin, « Switzerland » contre « Suisse » dans le courriel : « Comment décrire ce type de processus ? », se demande Basile, et « que se passe-t-il entre ‘l’utilisateur’ et ces données ? » Il a poursuivi en projetant une image du logo de Google Chine, et celui de Baidu, moteur de recherche chinois possédant plus de 60% des parts de marché en RPC. En comparant ces deux logos, Basile a observé que les équilibres entre caractères latins et chinois n’étaient pas conservés dans les mêmes proportions. Bien qu’il s’adresse à un public chinois, le logo de Google donne à voir son nom en anglais en grand, et sa version chinoise (谷歌 gǔgē) en beaucoup plus petit. Chez Baidu, en revanche, « Baidu » et « 百度» (bǎidù) sont de la même taille. Basile Zimmermann a alors créé un nouveau logo pour Baidu, fictif, avec des caractères chinois plus grands que les lettres de l’alphabet latin dans les mêmes proportions que celles observées sur Google-Chine. Il appelle cette méthode, où il s’agit d’appliquer les propriétés d’un objet à un autre, « comparaison inversée » (« inverted comparaison »). Avec celle-ci, la comparaison s’effectue sur un objet qui est le produit de l’imagination du chercheur. Elle permet, d’après Howard S. Becker, de « voir des choses que l’on n’aurait pas vues autrement ». Elle propose un renversement de perspective et, en cela, elle rapproche plutôt qu’elle n’oppose.

WIDMER, Manon. « De la comparaison, avec Howard S. Becker ». In Blog Scientifique de l’Institut Confucius, Université de Genève. Lien permanent: https://ic.unige.ch/?p=74, consulté le 03/28/2024.

Cette contribution a été relue par André Ducret.

Lire l’article suivant.


[1] Le terme « ficelle » renvoie ici à l’ouvrage classique de Becker Les Ficelles du métier: Comment conduire sa recherche en sciences sociales, publié dans sa traduction française aux éditions La Découverte en 2002.[:en]Manon Widmer

Afin de développer les techniques de comparaison utilisées par notre Institut dans ses activités entre Chine et Occident, nous nous sommes associés avec le Département de sociologie de l’Université de Genève pour inviter le célèbre sociologue américain Howard S. Becker. Ce dernier est resté quelques jours à Genève durant lesquels nous avons bénéficié de discussions et d’échanges avec lui. Suivant l’usage pour ce blog scientifique, je résume ci-dessous les éléments principaux que j’ai relevés durant ces deux journées afin de les partager avec les personnes qui n’auraient pas eu la possibilité d’y assister.

La conférence publique de Howard S. Becker du 15 novembre 2012, intitulée Reasoning from Cases: Some Uses of Comparison, a attiré une foule considérable à Uni Mail si bien qu’une partie du public a dû rester à l’extérieur de la salle. En introduction, la professeure Mathilde Bourrier, directrice du Département de sociologie, a souligné l’importance des travaux de Becker pour les sciences sociales et le fréquent usage qu’elle fait de ses conseils et astuces méthodologiques dans son propre travail. Elle a donné pour exemple la célèbre « ficelle »[1] de Becker qui souligne l’importance, pour le sociologue, de poser dans ses enquêtes la question du « comment » plutôt que celle du « pourquoi » : comment les individus font-ils, ensemble, ce qu’ils font, et non pas, dans un premier temps au moins, pour quelles raisons ou justifications ils agissent ainsi. Elle s’est également réjouie de cette occasion offerte aux étudiants en sociologie d’entendre et de rencontrer en chair et en os l’un des « classiques » de cette discipline.

En français puis en anglais, Howard S. Becker a tout d’abord posé les bases du principe de comparaison comme outil d’analyse : « La stratégie de recherche consiste à comparer deux éléments qui ont quelque chose en commun, puis de voir où ils diffèrent. Ensuite, il s’agit de trouver le mécanisme qui fait que les choses fonctionnent comme cela.  » Fidèle à son goût pour l’exemplification et le récit, le chercheur a abordé la comparaison à partir de ses réflexions sur la déviance et les milieux de la drogue, des terrains sur lesquels il a beaucoup travaillé au début de sa carrière. Il a évoqué des récits de consommateurs de drogues, des rapports médicaux, ou encore des statistiques officielles.

C’est par ce processus de comparaison qu’il lui est apparu qu’il se passait quelque chose de pertinent, autrement dit : qui méritait que le chercheur se pose la question du « comment ? ». Que se passe-t-il inside the box, qui fait que des drogués pouvaient ressentir une même substance de différentes manières ? « En 1910, quand vous alliez à la pharmacie, on vous donnait des médicaments et des élixirs qui étaient la plupart du temps des opiacés, comme de la morphine », raconte Howard Becker. À cette époque, aux Etats-Unis, les plus grands consommateurs de morphine sont des consommatrices : il s’agit de femmes d’une cinquantaine d’années qui se voient conseiller ce type de médicament, – leur âge correspondant par ailleurs au début de la ménopause. Mais en 1914, après l’adoption de l’Harrison Act, une loi qui interdit la vente des dérivés d’opium sans prescription médicale, les pharmaciens se voient contraints de cesser de les commercialiser, risquant désormais – de même que leurs clientes – la prison. Les opiacés passent aux mains de l’Etat et ils deviennent un bien illégal, considéré comme dangereux. En parallèle à cette évolution du statut des opiacés, les expériences vécues par les individus qui en consomment changent également. Howard Becker a observé un mouvement similaire avec l’évolution des discours sur les effets de la marijuana ou du LSD. Il a constaté que, quelle que soit la substance, les discours tenus sur ses effets par ceux qui la consomment évoluent en fonction des conceptions qu’ils en ont ; ces dernières sont à leur tour influencées par le contexte de la prise, pas seulement à petite échelle, mais plus largement, notamment par les décisions prises sur les plans juridique et politique.

Après avoir discuté en détail ces études où toutes sortes de comparaisons sont articulées, –entre différents groupes de personnes, différentes périodes de temps, différents contextes juridiques–, Howard Becker a conclu en soulignant qu’au final il n’y a pas de manière juste de savoir comment faire une recherche particulière. « Tout le monde veut savoir comment… Mais tout converge vers une certaine idée, que j’aime bien attribuer au bouddhisme Zen : il faut être attentif. (…) Toutes les méthodes sont bonnes, aucune d’elles n’est la seule méthode. Les méthodes visant à amener de l’ordre dans ces questions n’aboutiront jamais, mais il est bon d’essayer, parce que c’est ainsi que marche la science ». Plus tard, au moment des questions, il a souligné à nouveau ce point en discutant le cadre théorique de la Grounded Theory (qui insiste notamment sur l’usage de la comparaison), qui reste d’après lui simplement une possibilité parmi d’autres.

Le 16 novembre, la réflexion s’est poursuivie à l’Institut Confucius, sur le thème Comparing Everyday Objects from China and the West, et ce sous la forme d’un atelier avec des présentations d’étudiants auxquelles Howard Becker et les professeurs et chercheurs présents ont réagi.

Basile Zimmermann, directeur de l’Institut Confucius et professeur en sinologie, a ouvert la séance en discutant du statut des études chinoises. Celles-ci recourent régulièrement à la comparaison, qui peut être considérée comme un élément de méthode constitutif de cette discipline. D’après lui, les sinologues discutent relativement peu des usages qu’ils font de cet outil, et cette question devient particulièrement intéressante lorsqu’on travaille sur le présent de la Chine: « Les chaires d’études chinoises sont souvent rattachées à des Facultés des lettres. Or, celles-ci travaillent essentiellement sur des objets du passé ; les Départements de sociologie, en revanche, se questionnent beaucoup plus fréquemment sur le présent ». Selon lui, cette différence de focalisation relèverait moins de fondements théoriques que d’habitudes acquises au fil du temps. Toutefois, si rien n’empêche les études chinoises de se questionner sur des objets contemporains, il est nécessaire qu’elles s’en donnent les moyens, d’où l’intérêt de cette matinée qui fait dialoguer sinologie et sciences sociales.

Ammar Halabi, assistant de recherche au Département d’informatique de l’Université de Fribourg, a ensuite présenté son objet de recherche. Il n’étudie ni la Chine, ni la sociologie, mais réfléchit aux liens entre les outils internet et les pratiques en ligne d’une communauté d’internautes syriens, et il cherche à créer un logiciel correspondant à leurs besoins. Cette communauté se trouve à Damas et est constituée de nombreux groupes, chacun avec ses intérêts spécifiques. C’est suite à des insatisfactions dans leur utilisation du réseau social Facebook que certains ont décidé de créer une nouvelle plateforme informatique pour leurs interactions. D’après Ammar Halabi, les activités en ligne prennent beaucoup d’importance en Syrie aujourd’hui. L’une des vocations de la communauté concernée est, par exemple, d’augmenter la quantité de contenus sur la santé disponibles en langue arabe sur Internet –plus particulièrement des articles Wikipedia–, parce qu’il en existe pour le moment très peu. Ammar compare ainsi des usages des médias sociaux, mais à partir de ce qui lui en est visible à distance, depuis la Suisse. En réaction à cette présentation, Howard S. Becker a souligné qu’aux débuts de l’informatique, les ordinateurs étaient comme un outil sans utilité: « Nous avons dû inventer des façons de les utiliser. Autrement dit, d’abord on crée l’objet, puis on découvre comment l’utiliser. Généralement, on procède ainsi pour faire des choses que l’on faisait avant, mais dont on pense que le nouvel outil peut nous aider à les faire mieux. » Il a ensuite posé quelques questions : Comment étudier une communauté en ligne ? Qu’est-ce que l’on essaie d’observer, quelle part peut-on voir ? Qu’est-ce que le groupe, quelles sont ses conditions d’existence ? Ammar a expliqué que la communauté elle-même a de la peine à trouver des noms pour les différents groupes et à savoir ce que sont ces groupes. Becker a alors insisté sur le fait que ce sont les activités qui génèrent les groupes, et que si ces derniers cessent leurs activités, ils disparaissent.

J’ai succédé à Ammar en présentant mon travail de mémoire de master, soutenu récemment, que j’avais consacré à l’étude du site Internet de l’Agence Xinhua (Chine Nouvelle), l’agence de presse officielle de République Populaire de Chine. Dans ce cadre, j’ai utilisé une comparaison afin d’extraire des caractéristiques intrinsèques de Xinhuanet.com, avec pour étalon de mesure le site de Reuters.com. Reuters possédait des caractéristiques similaires à Xinhua, et il m’a servi pour appréhender et mieux comprendre mon objet d’étude. Entre autres, le recours à la comparaison m’a aidé à contourner les idées préconçues que je pouvais avoir (« Xinhuanet.com est un outil de propagande, son information est biaisée; c’est un site monolithique et ennuyeux »). Enfin, la comparaison m’a servi d’outil de contraste : j’observais les informations propagées par deux agences de presse extrêmement influentes et la majeure partie du temps, j’ai constaté qu’elles ne parlaient pas des mêmes événements, ou qu’elles le faisaient dans des perspectives, sinon antagonistes, du moins non consensuelles. La veille, Howard Becker avait souligné que les expériences que nous faisons sont conditionnées par les idées dont nous disposons. Dans le cas de mon objet de recherche, la réalité ne semblait pas être tout le temps la même pour Xinhuanet.com et Reuters.com ; pourtant, les discours sur le monde tel qu’elles le médiatisent peuvent être affichés au même instant sur l’écran de mon ordinateur. Quel monde étais-je alors en train d’expérimenter ?

Après une courte pause, Nadia Sartoretti, collaboratrice scientifique de l’Institut Confucius et doctorante à l’Institut de Hautes Etudes Internationales et du Développement (IHEID) à Genève, nous a exposé certains enjeux de sa thèse, dont le corpus se compose des séries télévisées et films les plus en vogue entre 2006 et 2010, en Inde et en Chine. Nadia Sartoretti s’est, entre autres, interrogée sur les représentations de l’espace dans ces vidéos : elle a ainsi comparé celles qu’en donnent à voir le film 3 Idiots et la série Jinhun (« mariage en or »). Cela lui a permis de dégager deux tendances et de constater des différences significatives dans les contenus. 3 Idiots, comme de nombreux autres films de Bollywood, représente essentiellement des lieux hors du commun, des lieux magnifiés (phénomène qu’elle nomme « prettyfication »), alors que Jinhun situe bon nombre de ses actions dans des espaces de la vie quotidienne en Chine, allant jusqu’à faire se dérouler des dialogues dans les toilettes, ces dernières devenant l’un des espaces de conversation fréquents de la série. Par ailleurs, dans les films indiens qu’elle a étudiés, des villes comme New Delhi et Bombay sont reconnaissables à travers des monuments ou autres indices typiques. Dans les séries chinoises, en revanche, les lieux sont relativement anonymes : alors que l’action de Jinhun se déroule à Pékin, elle pourrait aussi bien avoir lieu ailleurs en Chine : « Toute la Chine peut entrer dans Pékin, et Pékin peut entrer dans toute la Chine », nous explique Nadia. Howard S. Becker a repris les différences évoquées en soulevant la question de l’ordre de ces différences : sont-elles culturelles, ou d’un autre ordre, mais lequel ? Il a rappelé à quel point des objets architecturaux tels que l’Arc de Triomphe ou le Golden Bridge peuvent devenir importants pour des gens, parce qu’ils les ont vus dans des films, citant l’exemple de Vertigo, le film d’Alfred Hitchcock en partie tourné à proximité du lieu où il habite lui-même aujourd’hui à San Francisco.

Basile Zimmermann a pris la parole en dernier, en commençant par montrer une photo d’enveloppe avec son nom, dont l’adresse avait été écrite à la main par Becker l’année précédente, et qu’il a comparée avec le message électronique dans lequel il lui avait transmis ses coordonnées. Sur l’enveloppe, « Zimmermann » était orthographié « Zimmerman », comme c’est souvent le cas pour ce nom de famille aux Etats-Unis, a-t-il expliqué. Puis, on peut lire le nom de la ville suivi par le code postal (l’usage en vigueur en Suisse voudrait qu’il la précède) et, enfin, « Switzerland » contre « Suisse » dans le courriel : « Comment décrire ce type de processus ? », se demande Basile, et « que se passe-t-il entre ‘l’utilisateur’ et ces données ? » Il a poursuivi en projetant une image du logo de Google Chine, et celui de Baidu, moteur de recherche chinois possédant plus de 60% des parts de marché en RPC. En comparant ces deux logos, Basile a observé que les équilibres entre caractères latins et chinois n’étaient pas conservés dans les mêmes proportions. Bien qu’il s’adresse à un public chinois, le logo de Google donne à voir son nom en anglais en grand, et sa version chinoise (谷歌 gǔgē) en beaucoup plus petit. Chez Baidu, en revanche, « Baidu » et « 百度» (bǎidù) sont de la même taille. Basile Zimmermann a alors créé un nouveau logo pour Baidu, fictif, avec des caractères chinois plus grands que les lettres de l’alphabet latin dans les mêmes proportions que celles observées sur Google-Chine. Il appelle cette méthode, où il s’agit d’appliquer les propriétés d’un objet à un autre, « comparaison inversée » (« inverted comparaison »). Avec celle-ci, la comparaison s’effectue sur un objet qui est le produit de l’imagination du chercheur. Elle permet, d’après Howard S. Becker, de « voir des choses que l’on n’aurait pas vues autrement ». Elle propose un renversement de perspective et, en cela, elle rapproche plutôt qu’elle n’oppose.

WIDMER, Manon. « De la comparaison, avec Howard S. Becker ». In Blog Scientifique de l’Institut Confucius, Université de Genève. Lien permanent: https://ic.unige.ch/?p=74, consulté le Thursday 28th of March 2024.

Cette contribution a été relue par André Ducret.

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[1] Le terme « ficelle » renvoie ici à l’ouvrage classique de Becker Les Ficelles du métier: Comment conduire sa recherche en sciences sociales, publié dans sa traduction française aux éditions La Découverte en 2002.[:]